LECTURES VAGABONDES

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Amélie Nothomb : Acide sulfurique : pas vraiment acide, et encore moins sulfurique.


La difficulté, avec Amélie Nothomb, c'est le classement. Peut-être faudrait-il créer une catégorie spéciale pour elle ? Je crois d'ailleurs que ça lui plairait d'être ainsi distinguée des autres…

Et oui, encore une fois, plaisir de lire… mais…  j'ai lu ce roman, Acide sulfurique, paru en 2005 aux éditions Albin Michel, comme beaucoup d'autres qui portent la signature d'Amélie Nothomb : d'une traite, en deux heures, sans m'ennuyer une seule seconde. Mais quand on referme le livre, les premiers mots qui viennent en tête sont : « superficiel, artificiel, inabouti ». Il semble même que ce soit de plus en plus le cas, chère Amélie ! Romans de plus en plus légers, dialogues omniprésents, thématique redondante qui n'évolue plus, ne s'approfondit guère, et qui peut-être s'appauvrit avec le temps. 

A la base, Acide sulfurique se présente comme une dénonciation virulente de la télé-réalité. « Concentration » est la nouvelle émission qui ravage l'audimat et les médias. Son concept ? On enlève des gens au hasard dans la rue : embarquement immédiat pour une sorte d'Auschwitz filmé grandeur nature ; les « candidats » sont soumis à l'épuisement des travaux forcés, à l'humiliation des insultes et des coups incessants, à la torture de la faim. Tous les jours, deux d'entre eux sont éliminés par les kapos. Vraiment éliminés. Leur exécution est publique et filmée.

On a tout de suite envie de dire que cette association comparative extrême entre ces émissions de télé-réalité où on enferme les gens dans un loft confortable pendant plusieurs mois et les camps de déportation et d'extermination nazis d'où on ne revient pas ne tient pas la route trente secondes, qu'elle est même une insulte aux vraies victimes de la shoah. Je n'irai pas jusque là, car Amélie Nothomb pose ainsi la question : «  et si une telle émission existait ? Je parie que vous regarderiez ! ». En effet, en poussant à  l'extrême le spectaculaire, c'est le spectateur passif de l'humiliation et de la souffrance d'autrui que Nothomb veut faire réagir.

Au fil du temps, l'émission devient de plus en plus trash. Afin de faire flamber l'audimat, les organisateurs décident d'octroyer aux spectateurs le pouvoir d'éliminer deux candidats par jour en tapant leur numéro de matricule sur leur télécommande.

« Il y eut une véritable mobilisation des médias face à l'ignominie que représentait la participation massive des spectateurs. D'un commun accord, le même jour tous les quotidiens titrèrent en caractères gigantesques : LE FOND ! – et commencèrent tous l'unique article de la une par : « On l'a touché. »

Les radios, les télévisions ne parlaient plus que de ça. Les journaux satiriques se plaignaient de ne plus avoir aucun effort à fournir : dans le comique horrifique, la réalité les avait distancés pour toujours. « Le plus drôle dans cette abjection restera l'indignation des kapos, privés désormais de leur pouvoir de vie et de mort sur les prisonniers et discourant gravement sur les faiblesses de la démocratie », commenta l'un d'eux.

Le résultat de ce déferlement ne se fit pas attendre : tout le monde se mit à regarder « Concentration ». Même ceux qui n'avaient pas la télévision allaient la voir chez leurs voisins, ce qui ne les empêchait pas de se vanter haut et fort d'être les derniers réfractaires et les pourfendeurs de la télé-poubelle. On s'étonna d'autant plus de les entendre discourir sur ce programme en évidente connaissance de cause.

C'était la pandémie. » 

Voilà donc une dénonciation coup de poing, efficace. Il y a en effet là matière à réflexion sur nos comportements de spectateurs-voyeurs : d'ailleurs, cet extrême n'est-il pas atteint parfois lorsqu'on filme et qu'on regarde la torture, la mort… , la photo de Kim Phuc, petite fille nue qui fuit son village bombardé au Napalm (Vietnam : 1973),  l'agonie d'Omayra Sanchez, une enfant d'à peine 10 ans, lentement engloutie dans les boues d'une inondation en Colombie (1985), filmée jusqu'au bout par des journalistes qui ne pouvaient rien faire d'autre que de « dénoncer »! - Dénoncer quoi ? Les inondations ? - les vidéos d'exécutions capitales qui circulent presque librement aux USA, la pendaison de Saddam Hussein, l'exécution du couple Ceaucescu….  Qui a décapité Daniel Pearl ? Des membres du réseau d'Al Qaïda « fous de dieu » ? Sans doute…. Mais quel intérêt auraient-ils eu à assassiner le journaliste s'ils n'avaient pas su que la vidéo - postée librement sur internet - de son exécution aurait retourné le monde entier, comme un spectacle horrifique grandeur nature ?

Sans doute, le sujet de la souffrance-spectacle est-il relativement bien traité par Nothomb…. Cependant, on attend mieux ! C'est quand même un sujet un peu facile, racoleur, à la mode ! Ainsi, on est sûre d'avoir des lecteurs !

Cependant, le vrai défaut du livre, ce sont ses personnages : irréalistes, stéréotypés et bâclés. Côté prisonnier, il y a la jeune et belle Pannonique, matricule CKZ14 : véritable égérie de l'émission, elle conquiert tout le monde par son courage et sa grâce. Les spectateurs, bien sûr, mais aussi les prisonniers (particulièrement Pietro Livi (Primo Lévi ? l'association avec le célèbre écrivain déporté à Auschwitz est un peu lourdingue, ici !) matricule EPJ327 qui tombe amoureux d'elle) qu'elle galvanise par son exemplarité dans le courage, l'audace, l'intelligence,  l'intransigeance, et le refus de la compromission avec les kapos. Mais celle qu'elle subjugue le plus, c'est la kapo Zdena, grosse brute violente et idiote, véritable incarnation du mal ; elle tombe amoureuse de la belle Pannonique et la fait chanter : la liberté pour elle et ses compagnons en échange d'une étreinte. On retrouve donc là une thématique chère à Nothomb : celle du rapport de force entre les êtres, rapport de force lié au pouvoir hiérarchique ; une relation violente, faite de harcèlement moral, voire physique, souvent, chez Nothomb, à la limite du sado-masochisme (homosexuel, évidemment : trash oblige !) – simplement parce que la distance imposée par les codes sociaux gênent le dialogue naturel et que cette gène frustrante de l'incommunicabilité dégénère en violence.

Zdena, la kapo, n'a pas le droit de nommer celle qu'elle aime. Elle doit l'appeler par son numéro de matricule, ce qui la rend folle de douleur : ne pas pouvoir nommer par son prénom l'être aimé ! "Je ne peux te nommer pleinement, donc je ne peux te reconnaître... tu m'es refusé par la société". Mais Amélie Nothomb a vraiment tendance, désormais, à se contenter d'exploiter à fond cet interdit du langage pour mettre en exergue la complexité tragique des relations d'incommunicabilité entre  le chef et ses subordonnés. Il faut quand même bien avouer que dans Stupeur et tremblements, la relation de pouvoir et de séduction entre la petite employée invariablement nommée Amélie San par sa chef - elle-même invariablement nommée Mori San par l'employée Amélie San - était vraiment traitée avec davantage de finesse et de profondeur !

Mais le problème des personnages vient aussi du fait que Nothomb a voulu superposer à « l'analyse » des rapports hiérarchisés entre les êtres, celle de l'affrontement entre le Bien et le Mal. C'est donc dans le grand guignol que s'achève le roman. Pannonique devient une sorte de Christ rédempteur ; et le lecteur ne peut que le comprendre ! trop d'allusions lourdingues ! La veille, il y a eu l'ultime repas où Pannonique-Jésus, condamnée à mort par la télécommande des spectateurs, partage le chocolat, clandestinement acheminé dans sa poche par la kapo Zdena, avec ses désormais disciples. En effet, pour sauver ses compagnons, la veille, la courageuse Pannonique a lancé devant les caméras un message aux spectateurs : qu'ils entrent son matricule à elle sur leur téléviseur ! afin qu'elle soit exécutée le lendemain !    

Ainsi, la vilaine diablesse harceleuse Zdena est bien obligée de faire capoter l'émission pour sauver sa bien-aimée : elle menace les producteurs, les cameramen… de leur balancer des cocktails-Molotov à l'acide sulfurique s'ils ne libèrent pas immédiatement les prisonniers. Cependant, on atteint le summum du grotesque lorsque Zdena révèle à Pannonique qu'elle n'a pas réussi à trouver du vrai acide sulfurique, que le liquide, dans les fioles, c'était du vin (rappel du sang du Christ) et de l'essence (rappel des exécutions des juifs lentement asphyxiés par les gaz d'échappement dans les fourgons, avant l'invention des « douches »).  Le Bien contre le Mal, encore une fois…. Et ces deux liquides ne peuvent , physiquement, se mélanger !

Cependant, les deux femmes se serrent la main, et se saluent…. En se nommant par leur prénom pour la première fois ! Puisque le rapport hiérarchique faussement institué par la télé est désormais effacé ! « Au revoir Zdena »/ « au revoir Pannonique». Décidément, on a la larme à l'œil devant tant de profondeur dans le symbolisme tragique de la scène !

Sans doute nous laissons-nous avoir dans la vie par de l'artifice que nous prenons au sérieux… et bien souvent, c'est cet artifice qui fait marcher les hommes, trop lâches, trop couards pour le remettre en cause : « Je suis plus con que toi, mais je suis ton patron, alors tu m'obéis, alors je t'humilie si je le veux et tu te laisses faire parce que c'est moi le patron ». Et alors, on obéit. Et parfois même, on va en dépression, en psychiatrie ! Certains, dernièrement, se suicident ! Mais il suffirait d'un rien, d'un peu de culot, pour renverser l'affaire. C'est aussi fragile que le « coup d'état » final de Zdena, fausse héroïne, une héroïne de carton-pâte qui brandit du faux acide sulfurique et tout le monde y croit, et tout le monde a peur, et tout le monde capitule, et c'est la liberté pour ceux qui se croyaient à tort si loin de cette dernière ! Il est si facile finalement de renverser ce qu'on croit naïvement intangible lors même qu'il ne s'agit que de codes artificiels ! Il suffit presque de le vouloir, simplement… 

Je crois que c'est ce qu'a voulu dire Amélie Nothomb : mais elle l'a très mal dit ! La fin est grandiloquente ! Sans humour aucun ! C'est vraiment raté !  Quel dommage ! Noyer ainsi tant d'intelligence dans la volonté absolue de conceptualiser, d'intellectualiser, de torturer, ce qui peut se dire et s'écrire de manière beaucoup plus simple et naturelle !     

Décidément, il faudrait qu'Amélie Nothomb cesse de se tordre la cervelle avec des ficelles christico-symboliques, des artifices et des références à qui-mieux-mieux, qu'elle met en avant de manière lourdingue et godiche… Sinon, elle va finir comme écrivaine burlesque. Ce qui, je crois, déplairait fortement à la jolie brune ténébreuse et torturée qui hante les plateaux-télé à chaque rentrée littéraire !



26/10/2009
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