LECTURES VAGABONDES

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Amélie Nothomb : Hygiène de l’assassin /diablement assassin


Voici le premier roman d'Amélie Nothomb : hygiène de l'assassin, paru en 1992 aux éditions Albin Michel. Toujours pratique d'avoir un petit Amélie Nothomb sous la main, quand on est fatigué, un peu triste, qu'on n'a pas envie de se lancer dans un gros pavé qui demande concentration et oubli total de soi… Quand en plus, on plonge dans du Nothomb, on est sûr de ne pas se réconcilier avec le reste de l'humanité… et ce n'est pas forcément un mal quand on a besoin d'un peu de solitude.

C'est donc un premier roman assez original qu'Amélie Nothomb nous a offert, un premier roman dans lequel elle a signé une marque de fabrique qu'elle déclinera ensuite de manière plus ou moins heureuse.

Dès les premières pages, le lecteur est placé face à un personnage antipathique au possible… Prétextat Tach, célèbre écrivain, n'a plus que deux mois à vivre : il est atteint d'une forme très rare de cancer, incurable, par conséquent (le cancer des cartilages). Cependant, notre homme jouit d'une réputation de vieil ours mal léché ! Qui s'y frotte s'y pique ! Qu'à cela ne tienne. Les journalistes sont trop friands d'exceptionnel : décrocher la dernière interview de Monsieur Tach avant qu'il ne passe l'arme à gauche. Le vieux misanthrope accepte d'en recevoir quatre. Les trois premiers se font rétamer en beauté… deux d'entre eux seront mis rapidement à la porte : ils ennuient Prétextat qui trouve leurs questions sans intérêt, un autre partira de lui-même, écœuré par les explications de l'écrivain concernant son hygiène de vie. En effet, ce dernier est un goinfre… plus c'est gras, meilleur c'est. C'est au bord du vomissement que le journaliste prend la poudre d'escampette.

Puis arrive la quatrième journaliste : une femme prénommée Nina. Prétextat veut immédiatement la mettre à la porte : il ne supporte pas les femmes… mais cette dernière s'accroche et très vite, arrive à mener le jeu de l'interview. Contrairement aux autres, Nina a lu toute l'œuvre de Tach et c'est par là qu'elle va réussir à le capturer, puis à le ficeler…. Pris au piège de sa propre œuvre, le Prétextat ! car dans les multiples romans qu'il a composés, il y en a un qui est resté inachevé : un roman intitulé : hygiène de l'assassin. Nina comprend très vite qu'il s'agit d'une autobiographie déguisée… avec habileté, elle recolle les morceaux et parvient à faire avouer à l'écrivain ce qui serait indicible s'il n'était pas lui-même condamné à court terme. Prétextat est un assassin : il a tué Léopoldine, son amour d'enfance… il l'a tuée à l'âge de la puberté, simplement parce qu'elle devenait femme : il ne voulait pas qu'elle devienne une femme : il trouve ça laid. C'est ensuite qu'il s'est mis à manger, manger, jusqu'à en devenir obèse, laid et répugnant. Au début, le jeu de l'aveu amuse Prétextat… mais peu à peu le ton change… le questionnement, les remarques de Nina deviennent une torture pour l'écrivain qui se trouve face à la réalité de son acte.

A travers une œuvre entièrement dialoguée, Amélie Nothomb réalise une assez belle performance littéraire… D'abord parce qu'elle a su ménager la tension et renverser les rôles avec une assez grande habilité : c'est progressivement, que le tortionnaire devient le torturé. Par ailleurs, si l'œuvre est cynique de A à Z, elle ne l'est pas de la même manière… c'est avec beaucoup de légèreté et de dérision que le roman commence, mais peu à peu, le ton devient plus grave, l'atmosphère d'ensemble s'alourdit. C'est avec beaucoup de mordant également que Nothomb se moque à la fois des journalistes et des écrivains… elle égratigne assez férocement certaines impostures et certaines idées reçues sur les uns et les autres… les journalistes ont-ils vraiment lu les œuvres des écrivains qu'ils interviewent ? Comment devenir un écrivain célèbre ? En écrivant des œuvres insupportables que personne ne lit mais que tout le monde dit avoir lues de peur de passer pour un sous-développé intellectuel ? Et toc, prends ça dans le nez, mon petit Houellebecq ! Et la métaphore ? C'est quoi ? Un simple effet de style ? Un masque à la médiocrité ? Et de se moquer également des questions convenues des journalistes, auxquelles Tach répond avec beaucoup d'impertinence…  Ensuite, c'est à un véritable questionnement sur le rapport entre l'écriture et la vie réelle, que Nothomb se livre… D'abord, on est obligé de faire le rapprochement entre la Léopoldine de Tach et la fille de Victor Hugo, Léopoldine… morte noyée… Son père a immortalisé son innocence à travers sa poésie… Elle est sans doute aujourd'hui, la plus célèbre Léopoldine de toute la littérature : c'est parce qu'elle est morte si jeune qu'elle est devenue immortelle. Et oui, pour devenir un mythe, atteindre l'immortalité, il faut mourir jeune… et de manière tragique : accidentellement, comme Léopoldine Hugo, assassinée, comme la Léopoldine de Tach…. Ainsi, l'écrivain-assassin devient-il une sorte de démiurge, un amoureux fou qui pour que jamais ne meure son amour, pour que jamais ne périsse la jeune fille qu'il aime, la tue… et toute sa vie ne sera qu'un culte à sa personne : il renonce à sa propre beauté en devenant sciemment laid, il écrit pour que personne ne l'oublie, jamais : il l'immortalise dans sa beauté virginale à l'aide de sa plume assassine. Cependant, jamais le lecteur ne sera fasciné par Tach… jusqu'au bout, il reste un être abject, puis pathétique… Car c'est mal connaître Amélie Nothomb si on croit qu'elle va se contenter de s'arrêter là dans l'exploration de la complexité du sadisme. C'est en deux ou trois mots que cette chère Nina va assassiner l'immortelle Léopoldine… car après avoir étranglé la jeune fille, Tach l'a jetée à l'eau… l'allusion à l'Ophélie de Millais dont le tableau fait office de couverture pour le livre de poche est évidente ! Belle ? Ophélie la morte noyée ? Mais il faut penser au corps qui se vide, la pisse, la merde… Tach, écœuré, découvre tout à coup qu'il n'aime plus Léopoldine, simplement parce que Nina lui a mis sous le nez la réalité d'un corps humain, même mort. Petit coup de griffe Nothombien à la fameuse cristallisation amoureuse… Bien entendu, Nina ne se contentera pas de tuer le mythe « Léopoldine »… fascinée par son propre pouvoir… elle se laissera tenter par la création d'un mythe… Mais sans doute pour cela faut-il assassiner l'homme. Bref, on voit toute la complexité d'une œuvre écrite dans un style dialogué très simple, parfois vulgaire et familier… mais derrière tout ça, c'est le pouvoir et la fragilité de la littérature ainsi que la question du rapport entre l'écrivain et le journaliste qui sont questionnés, … qui crée le mythe, finalement ? Les deux le peuvent, sans doute… y a-t-il des mythes en toc ? Tous les mythes sont-ils en toc ? L'art n'est-il pas du toc ? Et vice-versa ?

Alors comment conclure ? Nina devait-elle assassiner Tach, pour faire de lui un mythe et faire décoller sa carrière de journaliste ? Après tout, Tach est un assassin : il a tué une femme, mais il s'en est bien occupé… regardez comme elle est belle, la noyée… ! Elle lui est redevable de beaucoup, Léopoldine ! La vie aurait pu être si cruelle pour elle… la flétrir…Ce bon vieux Tach la protège comme un papa poule pour toujours des coups durs de l'existence. : elle sait qu'elle peut compter sur lui, dans l'ensemble. C'aurait sans doute été à Léopoldine de tuer Tach avant qu'il ne la tue… mais alors, il n'y aurait sans doute plus de littérature… Seulement la vie… 

En tout cas, Amélie Nothomb a l'air de beaucoup s'amuser à tous ces petits jeux sadiques ! Sans doute, pour elle, tout ça n'est que de la littérature.



10/03/2010
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