LECTURES VAGABONDES

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Eric Holder : Mademoiselle Chambon/un chant d’amour…


Mademoiselle Chambon. On connait vaguement ce nom… c'est le titre d'un film qui est sorti voici quelques années… avec Sandrine Kiberlain, film que je n'ai pas vu... Mais c'est quand même lui qui a motivé la pioche de ce roman : Mademoiselle Chambon écrit par Eric Holder et paru aux éditions Flammarion en 1996 et il est vrai que je ne le regrette absolument pas.

Mademoiselle Chambon, c'est ainsi qu'on nomme l'institutrice à Montmirail. Parmi ses élèves, cette année-là, il y a Kévin, fils d'Antonio, un maçon qui travaille pour un patron assez peu scrupuleux : Van Hamme. Un soir, Antonio passe à l'école chercher son fils : c'est là qu'il voit Véronique Chambon pour la première fois. L'attirance entre eux est tacite, immédiate et réciproque. Mais notre maçon mène une existence paisible aux côtés de sa femme, Anne-Marie… Dans ces conditions, comment vivre l'amour et le désir autrement que dans le rêve et le silence ?

Tout d'abord, je tiens à souligner la beauté de l'histoire racontée - une histoire simple et apparemment inexistante - un amour platonique dans le morne quotidien d'un petit coin de la Marne. Et pourtant, c'est bien l'enjeu de toute une vie qui va se décider en l'espace d'une saison.

Tout commence lentement, à la fin de l'hiver : Véronique Chambon et Antonio tombent amoureux l'un de l'autre mais jamais ils ne se le diront clairement. Ils cherchent seulement à forcer un peu le hasard pour se rencontrer, pour se voir. Il vient chercher de plus en plus souvent son fils à l'école, elle lui demande de poser une nouvelle fenêtre au noir, dans le petit studio qu'elle loue à Montmirail. Il aperçoit le violon avec lequel elle rêvait de faire carrière, autrefois ; elle joue pour lui un morceau ; elle lui offre une minicassette de l'enregistrement de la sonate qu'il écoute souvent le soir, face aux blés qui poussent, face à Montmirail dans le soleil couchant. Et puis, il y a Anne-Marie qui tombe enceinte pour la seconde fois, et puis il y a Anne-Marie que Véronique rencontrera et pour laquelle elle se prendra d'amitié…

Pourtant, le roman dépasse de beaucoup la simple histoire d'amour entre des personnages trop pudiques, trop coincés dans les mœurs d'une petite ville de province où tout se sait très vite.

Qui est Mademoiselle Chambon ? C'est une institutrice : celle qui donne à apprendre, celle qui est payée pour semer, pas pour récolter. Ainsi, le passage où Antonio va poser une nouvelle fenêtre chez elle est-il tout à fait symbolique. La fenêtre, c'est par là où le jour entre… Et c'est bien le jour, un nouveau jour que cet amour va amener dans la vie d'Antonio et d'Anne-Marie. Un nouveau jour tout empreint de tragédie. Antonio en a assez, en effet, de s'esquinter pour trois francs cinquante par jour. Anne-Marie doit travailler, elle aussi, dans une manufacture pour apporter l'eau au moulin de la maison à payer encore. Une maison qu'Antonio a bâtie de ses mains, toute faite de faux-semblant, de décorations « à la manière de »… Du factice. Mais Van Damme, le patron peu scrupuleux, a de l'estime pour son ouvrier… Il lui propose de gagner plus, moyennant quelques pratiques peu légales. Ainsi, lorsque Véronique décidera de partir, au cœur de l'été, au moment où les moissons vont s'achever, au moment de la récolte, c'est dans cette voie sombre que le maçon décidera de s'engager, pour sa femme, pour son enfant à venir, faute d'avoir pu aller vers la lumière dégagée par Véronique (l'étymologie du prénom est tout à fait éloquente : Véronique, c'est le printemps, en latin (Hélène ? le soleil en grec ? Non… restons sur Véronique et sa fragilité printanière)).

Bien entendu, le livre offre, outre cette parabole sur l'amour et ce qu'il peut semer dans la vie des gens, sur son aspect tragique et désespéré lorsqu'on passe à côté de lui et qu'on le sait, une satire de la vie provinciale, une vision humaine et cruelle du monde ouvrier qui veut se faire bourgeois… et un personnage magnifiquement tragique : celui de mademoiselle Chambon, que les circonstances, la vie, son caractère rêveur et timide, font passer à chaque fois à côté de l'essentiel : la musique et l'amour.  

Et puis, une écriture ! Fichtre ! A l'image du roman… une écriture épurée, sobre, toute en pudeur, en retenue… et c'est justement ce non-dit qui lui confère une puissance majestueuse.

Allez : rien que pour le plaisir, j'ai choisi pour vous un extrait de monologue intérieur : celui de Véronique Chambon, seule face à son désir pour Antonio.

« Il y a donc les moments d'absence, où j'oublie ce que je faisais la minute d'avant. Il y a aussi les moments de présence, rares – je me dis qu'il faudrait que je descende acheter à manger, ou bien je passe l'aspirateur. Les gens qui ont perdu un être cher doivent éprouver cela. La différence, c'est que lorsqu'ils se souviennent de lui, je pense à toi.

Ce sont tes mains, d'abord. Tu as des mains d'homme du désert, faites pour toucher la pierre et le sable, la bride, le crin. Et puis c'est ton visage. Mais de la même façon, ce n'est pas exactement ton visage, c'est ce qu'il crée en moi, et que je n'aurais su dire avant que tu m'emmènes là-haut, au-dessus des champs de blé. Car si j'évoque maintenant tes yeux, ta bouche, ton front, je vois ce que tu m'as montré, les tiges qui ployaient sous le poids des épis lourds, le creux très doux en bas de la pente, et cette ville dont les lumières s'allumaient comme une promesse, comme un miracle à venir.

Ce n'est qu'un début Antonio. J'imagine ensuite l'avenir, j'imagine ce qui se passerait si tu me touchais. J'échafaude des dizaines de stratagèmes qui aboutissent, tous, à cet instant-là.

Soudain, on rouvre les yeux. On est assise au bord du lit. Ou bien sur une chaise. On croque dans une pomme. »



05/04/2010
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