LECTURES VAGABONDES

Est-ce qu’Hitler, Heydrich, ou encore Himmler se seraient frottés à la culture arabe ? Je ne crois pas. En tout cas, moi, je fais la jonction entre les deux mondes : en plein désert du Wadi Rum, en Jordanie – désert aux paysages enchanteurs – je me déporte à Prague, en 1942, le temps d’un très beau roman de Laurent Binet : HHhH, paru en 2009  aux éditions Grasset. A noter : cet excellent roman a reçu le prix Goncourt du premier roman.

Nous sommes à Prague, en 1942. La Tchécoslovaquie est sous le joug de l’occupation nazie. A Prague, l’Obergruppenführer Heydrich fait régner la terreur. Cependant, la résistance tchèque chapeautée par Benes depuis Londres est vivace. Afin de galvaniser l’espoir à Prague, il décide de mettre au point l’opération Anthropoïde qui consiste à assassiner Heydrich. La mise en pratique de l’affaire est confiée à deux hommes de bonne volonté : Jozef Gabcik et Jan Kubis. Nos deux héros sont parachutés en Tchécoslovaquie, hébergés et aidés par toute une chaine des résistants de l’ombre. Lors d’une manifestation nazie, le guet-apens a lieu : Heydrich est touché mais ne mourra pas tout de suite. Cependant, les représailles nazies seront impitoyables : le village de Lidice est rasé, rayé de la carte car c’est là que l’enquête hasardeuse a mené les tortionnaires. Gabcik et Kubis seront finalement démasqués mais ne tomberont pas entre les mains des ennemis. Ils se donneront la mort … après plusieurs journées de lutte épique dans la crypte qui leur a servi de cachette.

D’abord, je vous dois une petite explication à propos de l’énigmatique titre HHhH qui signifie Himmlers Hirn heibt Heydrich (Heydrich est le cerveau d’Himmler) mais qu’on peut aussi décoder autrement : HHhH, ce sont les initiales des principaux instigateurs du nazisme et de l’holocauste : Hitler, Heydrich, Himmler.

Le roman est intéressant à bien des égards. D’abord, il offre un portrait très saisissant d’Heydrich, considéré comme le prototype de l’aryen, mais néanmoins soupçonné d’avoir des ascendants juifs. Il suscite l’admiration au sein du parti nazi et l’inquiétude dans les pays envahis par les troupes hitlériennes. Fanatique de l’idéologie nazie, il en est son plus tortueux serviteur. Pour la petite anecdote, tout en étant le bras droit d’Himmler, il est aussi l’instigateur de la solution finale.

Et puis, pour les amateurs d’Histoire, ce roman offre aussi l’intérêt de relater très précisément le cheminement de l’invasion nazie en Europe et l’itinéraire de nombreux protagonistes de l’Histoire tous azimuts. Ainsi, avec HHhH, nous voyageons aussi bien dans le passé de la Tchécoslovaquie que dans celui de l’Europe en général.

Cependant, Laurent Binet n’est pas un historien impartial et c’est une œuvre pétrie de doutes et d’interrogations qui nous est donnée à lire. Si l’auteur juge durement l’attitude pacifiste de l’Europe à l’égard des velléités expansionnistes d’Hitler, il se refuse, par ailleurs, à faire de son roman une fiction où les hommes de chair et d’os deviendraient des personnages de papier destinés à être jugés par l’auteur et par le lecteur ; ainsi, Laurent Binet cherche à reproduire les événements dans leur aspect purement factuel. En effet, selon lui, inventer, faire entrer l’Histoire et ses acteurs dans la fiction romanesque, c’est faire preuve à leur égard, de trahison. Ainsi, lorsque l’envie lui prend d’imaginer telle ou telle scène, il nous en avertit et cherche à s’extraire le plus vite possible du tic romanesque. Mais que ce parti-pris original de l’écrivain face à sa matière ne repousse pas le lecteur potentiel qui viendrait à lire cet article ! Jamais le lecteur ne sombre dans l’ennui, lorsqu’il tient entre ses mains HHhH.

Mais allons donc ! Retour en 2014 dans le désert du Wadi Rum et paix à l’âme des courageux assassins d’Heydrich, sinistre nazi que personne n’aurait l’idée de pleurer. A ces illustres inconnus – Kubis et Gabcik -  Laurent Binet a su rendre un très bel hommage dans cet excellent roman.