LECTURES VAGABONDES

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Milan Kundera : la vie est ailleurs / le génie est ici.


J'ai découvert Milan Kundera à l'âge de 25 ans : j'ai dévoré toute son œuvre en l'espace d'un été - je me souviens - avec le sentiment de n'être plus tout à fait la même, par la suite : j'ai commencé à regarder le monde, les autres, moi-même, de manière plus distanciée, plus ironique…. Depuis, j'ai toujours avec moi une paire de lunettes « Kundera » que je chausse régulièrement, lorsqu'il me faut prendre du recul par rapport à la vie.

C'est avec une certaine appréhension que j'ai entrepris de relire La vie est ailleurs, 18 ans plus tard (ce roman fut écrit en 1973 par Milan Kundera, fut édité aux éditions Gallimard et obtint le prix Médicis, la même année). Pourquoi cette appréhension ? Sans doute parce que de tous les romans que j'ai pu lire dans ma vie, c'est celui-ci que je préfère, c'est celui-ci qui m'a le plus interpelée, c'est celui-ci que j'ai eu envie d'offrir à tout mon entourage. Le relire à l'âge de la maturité, c'est prendre le risque d'un autre regard, plus critique, moins enthousiaste. Eh bien… Finalement ! Quel plaisir ! C'est en moins de 24 heures que j'ai relu les 460 pages de La vie est ailleurs.

Jaromil naît à Prague quelques années avant la seconde guerre mondiale, dans une famille plutôt bourgeoise. Sa mère lui voue un amour d'autant plus exclusif que son mariage avec son ingénieur de mari est un échec. Elle voit dans son fils un futur génie de la poésie car l'enfant sait déconcerter les adultes par des mots et des phrases incongrus ou amusants. Jaromil comprend très vite que ce qu'il dit a un impact sur les adultes, alors il cultive cet art du verbe. Lors d'un séjour dans une ville d'eau, la mère et le fils rencontrent un peintre, féru d'art surréaliste. Ce dernier sera l'amant de maman – la mère de Jaromil n'a pas d'autre identité dans le roman – et le professeur d'art de Jaromil : en effet, le peintre est plutôt enthousiaste lorsqu'il lit les premiers vers de l'enfant.

Durant la seconde guerre mondiale, le père disparait, laissant maman seule pour élever Jaromil qui grandit et qui n'a qu'une seule obsession : devenir un homme, ce qui, pour lui, se résume à « coucher avec une femme ». Cependant, le jeune garçon est timide et maladroit : sa première aventure avec une étudiante est un échec. C'est par hasard et sur un malentendu qu'il perdra son pucelage : alors qu'il est amoureux d'une jolie vendeuse brune qu'il suit tous les soirs dans la rue, c'est l'amie de cette dernière, la rousse, plutôt laide, qui s'offre à lui.

En 1948 le peuple se révolte et la Tchécoslovaquie devient communiste : Jaromil est enthousiasmé. Il se met à renier les vers qu'il a écrits car il pense qu'ils sont de reflet d'une conception de l'art générée par la décadence de la pensée bourgeoise. Il veut mettre son talent au service de la révolution : ses poèmes épousent donc l'idéologie communiste et se plient au style du réalisme socialiste qui rejette le lyrisme au profit d'une écriture simple et accessible à tous. Certains de ses écrits sont publiés dans un journal de propagande.

Avec sa petite amie, la rousse, Jaromil devient tyrannique : il attend d'elle un amour et une admiration absolus. Un jour, la jeune fille est en retard à un rendez-vous. Pour calmer la colère de Jaromil, elle invente l'excuse d'un adieu à son frère qui s'apprêterait à passer à l'ouest. Aussitôt, le poète se rend à la police et dénonce le frère de la rousse. Il ne reverra jamais sa petite amie, arrêtée dès le lendemain. Cependant, Jaromil a des vues sur une belle cinéaste brune qui a réalisé un film sur lui. Cette dernière invite le jeune poète à une soirée qui se terminera pour lui par une humiliation : il se retrouve seul dehors, par un froid intense. Pris de fièvre, il mourra quelques jours plus tard dans les bras de sa mère.

Je ne sais pas si j'ai bien fait de me lancer ainsi dans une présentation de l'intrigue du roman car j'ai vraiment l'impression, en me relisant, que ce que j'ai écrit est totalement insignifiant si l'on songe à la densité de l'ensemble : La vie est ailleurs fait incontestablement partie de ces romans qui ne se résument pas car leur intérêt se situe ailleurs que dans l'intrigue : sous des apparences innocentes et dans un style tout à fait classique, Kundera nous offre ici une œuvre profondément subversive qui démystifie et démythifie des valeurs qui nous paraissent inébranlables.

C'est en partant du titre que je vais tenter de poursuivre cet article afin qu'il soit un peu plus digne de ce roman purement génial.

La vie est ailleurs, c'est l'histoire de la courte existence de Jaromil, existence ratée car privée de liberté par deux paramètres : la mère et l'Histoire. Durant sa grossesse, Maman s'extasiait devant une petite statuette d'Apollon au point de rêver que l'enfant qu'elle attendait serait à cette image. Ainsi, c'est dans le ventre de sa mère que se scelle le destin de Jaromil. Il n'empruntera la voie de la poésie que parce que sa mère l'y pousse, qu'elle l'admire, convaincue qu'il est le plus grand génie de tous les temps. L'enfant ne fait que jouer un rôle décidé par sa génitrice, grand metteur en scène de sa vie. Inutile de dire que la première valeur inébranlable que corrode la vie est ailleurs, c'est la maternité et son amour tyrannique : « Ne pas avoir de parents est la condition première de la liberté ».

Et puis vient l'adolescence : l'âge de la révolte. Jaromil entend bien vivre sa vie, rompre avec le diktat maternel. C'est l'âge de la révolution : Jaromil se lance dans des études politiques et abandonne pour un temps la poésie. Il épouse l'idéologie communiste qui s'oppose à son passé bourgeois. Par là, il ne fait que suivre le troupeau, la pensée unique du moment qui le fascine absolument parce qu'elle incarne la modernité. Il se croit libre alors qu'il n'est qu'un perroquet qui se trahit et se renie. Oui, pour Jaromil, la vie était ailleurs, mais il est mort trop jeune pour le comprendre et faire ses propres choix : «  C'est seulement quand il est âgé que l'homme peut ignorer l'opinion de son troupeau, l'opinion du public et de l'avenir. Il est seul avec sa propre mort prochaine et la mort n'a ni yeux ni oreilles, il n'a pas besoin de lui plaire ; il peut faire et dire ce qui lui plaît lui-même de faire et de dire ».

Et puis, même dans cette triste et pathétique petite existence, Jaromil n'est jamais là quand il le faut. Lorsque que la révolution gronde dans la rue, il est malade et alité. Il vit l'Histoire à la radio et se fâche avec son oncle, pur bourgeois, qui lui flanque une bonne paire de claques. Lorsqu'il se retrouve pour la première fois au lit avec une femme, l'étudiante, il n'arrive pas à bander : son corps est ailleurs ; l'étudiante le laisse alors tomber. Lorsqu'il a l'occasion, par hasard, de coucher avec la belle cinéaste, il se rend compte qu'il porte sur lui un hideux caleçon qu'il a honte de montrer à une femme. Il s'enfuit donc, pour ne pas avoir à se déshabiller devant sa possible partenaire. Ainsi, Jaromil vit-il toute sa vie à contrecourant de lui-même : il est sans cesse ailleurs, à un autre endroit que là où la vie dont il rêve se trouve.

Quelques mots sur la construction du roman : La vie est ailleurs, c'est l'histoire d'un poète. Jaromil écrit : le chapitre deux est déconcertant car nous y perdons pour un temps le fil de la vie de Jaromil pour pénétrer dans celle de Xavier : un jeune homme qui passe sa vie à dormir et à rêver sa vie ou plutôt, ses vies : dans le premier rêve, il pénètre par la fenêtre dans la chambre d'une belle femme qu'il jure d'emmener loin, très loin, après avoir enfermé son mari dans l'armoire. On est là au sein d'une symbolique éminemment œdipienne et ce rêve peut être interprété comme le désir inconscient que Jaromil a de sa mère. Dans le second rêve, il se trouve au cœur de la révolution : il a une mission importante, mais il a oublié le document dans la chambre de la belle femme brune. Incontestablement, Xavier est un vrai homme : il a une maîtresse, c'est un révolutionnaire accompli ! Tout ce que Jaromil n'est pas. Fichtre ! Dans le troisième rêve, il fait l'amour à une vieille femme tandis qu'une belle jeune fille blonde, amoureuse de lui, le regarde par la fenêtre, transie de froid : elle en mourra quelques temps plus tard. Ce rêve peut être interprété comme une allégorie de la mère castratrice. Mais qui est la jeune fille, dehors ? La rousse, l'étudiante, toutes les femmes que Jaromil aurait pu connaître et aimer s'il avait su couper le cordon d'avec sa mère. Cependant, la jeune fille, c'est aussi lui : Jaromil est toujours hors de la vie, hors de l'action. Il mourra d'ailleurs après avoir pris froid. Plus loin dans le roman, le lecteur apprend que l'histoire de Xavier, le jeune homme qui dort et rêve ses vies, c'est Jaromil qui l'a écrite. Le passage prend alors tout son sens : La vie est ailleurs, ce sont toutes les possibilités qui s'offrent à nous et que nous n'explorons pas, parce que nous passons à côté, parce que nous devons faire des choix et renoncer à certaines directions. Chaque jour nous offre la possibilité d'autres vies, d'autres rencontres : mais nous ne pouvons vivre qu'une seule chose à la fois, nous ne vivons qu'une seule fois : finalement, on fait peu de choses dans la vie si l'on considère l'étendue des possibles et l'étendue de nos désirs : attention ! la vie est aussi  ailleurs, dans tous les possibles que nous n'explorons pas, dans nos rêves qui ne valent peut-être pas moins que ce que nous vivons concrètement. Ainsi, Jaromil a-t-il écrit ses propres vies rêvées, des rêves qu'il pouvait réaliser mais qui lui ont échappé parce qu'il n'était pas libre. En filigrane, cependant, il écrit aussi ce qui l'empêche de vivre,  ce qui le tue.

Et si la vie était dans la littérature ? Nous pouvons écrire et explorer ainsi, par le truchement de personnages qui ne sont que l'extension de notre ego, d'autres vies, d'autres possibles de nous-mêmes et du monde. L'avant-dernier chapitre nous transporte, avant le récit de la mort de Jaromil, 5 ans plus tard, chez un quadragénaire qui s'avère avoir été l'amant secret de la rousse à l'époque où elle entretenait une liaison avec le héros. La rousse revient chez le quadragénaire : elle vient de sortir de prison. Jaromil tient bien peu de place dans ses pensées. Kundera nous offre cet intermède reposant et rassurant – ouf, la rousse n'est pas morte ! – pour démasquer la supercherie de l'amour absolu juré réciproquement par Jaromil et la rousse, mais aussi pour montrer que pour l'écrivain aussi, il y a de multiples possibilités de romans dans un roman ! Il aurait tout aussi bien pu en raconter davantage sur tel ou tel personnage, varier les points de vue, aller dans d'autres directions. Subtil clin d'œil à Diderot et à Jacques le Fataliste : même le romancier doit faire des choix et exclure de multiples possibles de son roman.

Et la poésie dans tout ça ? Il va sans dire que Kundera a écrit l'histoire d'un poète raté : cependant, lorsqu'on lit certains vers surréalistes écrits par Jaromil, on se demande si ce n'est pas Eluard qui écrit. Ainsi, Kundera laisse-t-il planer le doute sur le talent de Jaromil : peut-être aurait-il pu être Rimbaud ou Lermontov ? D'ailleurs, sa vie n'est pas sans rappeler celle de Rimbaud ou de Lermontov, et Kundera ne se prive pas de tisser des liens entre Jaromil et des poètes-génies, de la même manière qu'il rapproche entre elles différentes révolutions. Car tout n'est que parodie : Jaromil parodie Eluard avec un certain talent avant de se fourvoyer dans la poésie de propagande. Mais de qui Eluard est-il donc la parodie ? Boum ! Les écrivains-monuments, les immortels, en prennent aussi pour leur grade. « Il faut être absolument moderne » déclare péremptoirement Rimbaud dans une lettre à sa mère. Et d'un seul coup, la phrase résonne comme un diktat aussi imbécile qu'un autre, une pensée unique qui devrait fédérer tous les poètes : « il faut être absolument moderne », c'est le diktat qu'applique Jaromil et qui le pousse vers la poésie moderne et révolutionnaire : c'est-à-dire, à Prague, en 1948, la poésie de propagande idéologique. Jaromil et Rimbaud : même combat. La vie de Jaromil parodie celle de Rimbaud dans sa révolte adolescente.     

Par ailleurs, c'est toujours le même élan qui pousse les peuples et la jeunesse à la révolte et à la révolution : l'Histoire parodie l'Histoire. Nous vivons actuellement, en France, une parodie de monarchie absolue déguisée en république démocratique (petite parenthèse vite refermée : revenons à nos moutons).   

Et puis, dans la vie est ailleurs, il y a aussi l'amour et sa dimension tyrannique et narcissique qui sont passés au crible. Jaromil exige de la rousse un amour absolu, lui fait du chantage. Il se comporte avec elle comme sa mère se comporte avec lui. Cependant, entre eux, tout n'est que mensonge : il ne l'aime pas mais réclame son amour parce que ce dernier lui confère la dimension virile qu'il recherche. Et il est vrai que l'amour, c'est trop souvent ça : la recherche et le test du pouvoir sur l'autre, la satisfaction de l'ego qui se trouve grandit dans le regard amoureux de l'autre. Quant à la rousse, nous apprenons à la fin du roman qu'elle avait un amant caché durant sa liaison avec Jaromil. C'est l'insoutenable légèreté de l'être. C'est d'ailleurs avec cet amant qu'elle était, le jour où elle a justifié son retard par une visite d'adieu à son frère : c'est là que nous apprenons le mensonge tragique de la rousse à Jaromil, mensonge qui a sans doute coûté la vie à son frère : le jeune homme a disparu.

Si, à travers le personnage de maman, la femme n'est pas épargnée dans ce roman, l'homme et la virilité sont aussi sérieusement égratignés. Jaromil passe sa vie à vouloir être viril. Il déteste son physique trop féminin, il grimace dans son miroir pour durcir son visage : mais qu'est-ce qu'être homme ? Coucher avec des femmes : sur ce point, Jaromil n'aura eu qu'une seule maîtresse : la rousse, une fille qu'il trouve laide. Etre dans l'action : sur ce point, le seul acte qu'il considère comme viril, c'est la dénonciation à la police du frère de la rousse sur le motif qu'il est supposé ne pas adhérer aux idées révolutionnaires. Triste bilan de la virilité ! C'est cette recherche de la virilité - une virilité formatée selon des critères bien établis, une sorte de pensée unique de la virilité – qui perdra Jaromil.

Je terminerai en disant que si le résumé que je propose de la vie est ailleurs peine à rendre compte d'une œuvre aussi complexe une image exacte, c'est que j'ai dû faire des choix parmi une multitude de saynètes dans lesquelles se mêlent subtilement l'ironie, la dérision, le pathétique et le tragique. Je n'ai rien dit de cette réunion de poètes chez les flics qui se piquent de culture. (Est-ce pour cette raison que Milan Kundera refuse de faire partie du grand orchestre des écrivains qui passent à la télé et qui assènent leur vérité à la caméra, librement surveillés par un présentateur dandy ?), je n'ai rien dit du film que maman et la cinéaste mettent en scène et réalisent sur le poète, traitant Jaromil comme une pauvre marionnette : subtil résumé de sa vie et seule trace qui restera de lui….

Bref, la vie est ailleurs est l'un des meilleurs romans jamais offerts à l'humanité. Il y a 18 ans, j'aurais dit : « c'est le meilleur ». Aujourd'hui, je me garderai de faire de telles déclarations. Je fais des progrès ! C'est que Milan Kundera m'a appris à détester la pensée unique, quelle qu'elle soit : son œuvre se conçoit comme un labyrinthe peuplé de miroirs dans lequel aucune vérité établie ne résiste car toutes s'annulent les unes les autres en se reflétant les unes dans les autres. De là à ériger Kundera comme mon maître à penser, il n'y a qu'un pas que je franchis parfois, puis que je défais. Mais il me plaît à dire que je crois que je l'ai rencontré.

C'est une rencontre.



03/12/2010
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