LECTURES VAGABONDES

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Philippe Claudel : J’abandonne / l’abandon et la dépression sous la plume acerbe de Philippe Claudel.


Philippe Claudel fait encore mouche avec ce roman : j’abandonne paru en 2000 aux éditions Balland, roman dans lequel on trouve les prémisses de la petite fille de Monsieur Linh.  

Le narrateur est ce qu’il appelle « une hyène ». Son métier consiste à annoncer à une mère, à un père, à un mari…le décès d’un fils, d’une fille, d’une épouse ; ensuite, très vite, il faut parvenir à convaincre les proches du défunt de laisser les médecins prélever les organes de ce dernier pour sauver des vies. Cependant, ce métier l’insupporte… tout l’insupporte… la vie sans son épouse, elle-même décédée dans un accident de voiture, le monde et sa violence, la haine et l’indifférence. Il souhaite en finir avec tout ça, il souhaite abandonner et que la mort le prenne d’une manière ou d’une autre. Mais le narrateur est aussi père d’une petite fille… saura-t-elle faire en sorte que ce dernier retrouve pour elle le désir de vivre ?  

Dans ce roman d’une grande violence verbale, Philippe Claudel aborde le sujet de la dépression, du dégoût du monde tel qu’il va, de la lassitude de la vie qui nous prend parfois à tel point que nous partons dans le délire : à de nombreuses reprises, le narrateur se livre à des propos, à des actes qui prouvent à quel point il est déconnecté d’un monde qui, d’un seul coup, lui paraît étranger. Par exemple, il reste pendant de longues minutes devant l’affiche du spectacle de Jean-Marie Bigard : Bigard met le paquet, affiche sur laquelle on voit un slip blanc moulant une verge en érection. Le narrateur reste perplexe devant l’étendue de l’obscénité de cette image… il ne comprend pas pourquoi elle ne révolte personne, pourquoi elle fait rire tout le monde… De la même manière, il est happé par un adolescent en train de taguer les toilettes de la FNAC :

« Un adolescent était en train de terminer d’écrire sur le mur : « Je nique ta mère qui suce les ours, je chie sur toi, j’encule la France, je baise ta sale langue de bâtard de Molière. »

Là encore, il ne comprend pas la haine gratuite contenue dans ce message… juste écrit pour exister et n’inscrit-on pas souvent son moi en réaction, en haine de quelqu’un ou de quelque chose dont paradoxalement, on n’est pas vraiment éloigné ?

D’une manière plus générale, ce roman est l’occasion pour Philippe Claudel d’exprimer ce qui lui paraît insupportable dans le monde… la guerre, les génocides, la langue truffée de verlan de la baby-sitter qu’on finit par ne plus comprendre… Je retiens ce paragraphe très percutant sur les femmes iraniennes et le voile intégral, débat d’actualité !

« Des femmes en noir tournaient devant l’ambassade des Etats-Unis. Elles disparaissaient sous des tchadors amples et lourds qui leur venaient jusqu’aux pieds. Elles tournaient en rond en brandissant des portraits de mollahs. Elles revendiquaient le droit d’être esclaves en Iran. Elles revendiquaient le droit pour elles et leurs sœurs d’Afghanistan d’être chassées de leur travail, d’être battues si jamais elles sortaient non accompagnées en ville, d’être lapidées en cas d’adultère. Elles tournaient en rond et dans le noir, dans les ténèbres de leurs vêtements. »

Mais toute cette lassitude face à la violence et à l’absurdité du monde, le narrateur l’éprouve surtout dans l’accomplissement de son métier de « hyène »… Il ne supporte plus d’être une « hyène »… Il ne supporte plus son collègue capable d’annoncer la mort d’un enfant à un parent et d’aller, le soir même, assister à un match du PSG avec une perruque bleue sur la tête. C’est ainsi qu’à la fin du roman, il laisse éclater son dégoût face à une mère dont la fille vient de mourir dans les mêmes conditions que sa femme : un très beau texte…

« Ne l’écoutez pas Madame, c’est une hyène. Il n’est pas là pour vous redonner votre fille mais pour vous la prendre davantage. Il la lui faut. Il la lui faut pour sauver d’autres vies qui ne tiennent qu’à… non même pas à un fil, rien, une sonnerie, la sonnerie d’un téléphone qui va retentir ici ou là, et qui voudra dire, préparez-vous, faites votre valise, m’emportez que le strict nécessaire, ce que vous attendez depuis deux ans vient de se produire, vous avez de la chance, quelqu’un vient de mourir, oui, une jeune fille de 17 ans, en pleine santé, un de ses poumons vous est offert, ou bien son foie, son cœur, ses reins, et à l’autre bout d’un téléphone, il y aura des rires, des embrassades, des baisers, un grand espoir. C’est cela qu’il veut : dépecer votre fille mais il ne vous l’a pas encore dit, il tourne autour du pot, il a attendu que vous soyez à point, et puis là, maintenant, il est pressé le salaud parce qu’il a un match dans ¾ d’heure au Parc des Princes, et qu’il faut qu’il se change, qu’il mette son déguisement, sa perruque bleue, pour pouvoir gueuler et boire des bières, alors il n’a plus le temps, il faut vite que vous le signiez ce formulaire qu’il a dans les mains, et grâce à lui, il pourra faire vider votre fille comme une carcasse de voiture… »

… et ainsi de suite : cette diatribe de plus d’une page a été écrite d’un seul jet… en une seule phrase : on n’a pas le temps de reprendre son souffle.   

Cependant, dans cette nuit profonde que traverse le narrateur, il y a un phare… une petite fille d’à peine un an à laquelle ce dernier ne cesse de s’adresser intérieurement… déjà, il l’élève, il lui raconte le monde… il y a un bien peu de beauté dans toute cette laideur… l’amour, par exemple...

« Tu verras, ce peut être très beau l’amour, ou très insignifiant, comme une dentelle qui rehausse un tissu et le rend magnifique. Ce soir-là, c’était très laid. Mais ce n’était pas l’amour. Tout juste un essoufflement, une méprise. »

Philippe Claudel signe ici sans doute un de ses romans les plus noirs et les plus violents : à la fin, il laisse entrer un peu de lumière, mais de manière très rapide, comme lorsqu’on cherche à se rattraper après une erreur… Auparavant, il aura fallu passer par un diagnostic très acerbe et virulent du monde tel qu’il va, dans les choses graves ou plus légères… et même établit par un esprit dépressif et en proie à la bouffée délirante, ce diagnostic est clairvoyant et ne peut laisser indifférent… au point qu’on se demande si Philippe Claudel n’a pas écrit ce livre après être lui-même passé par les troubles psychotiques de la dépression et de l’abandon de soi.  



24/04/2010
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