LECTURES VAGABONDES

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Philippe Claudel : Le rapport de Brodeck / le grand rapport sur l’âme humaine.


On se souvient du prix Renaudot obtenu par Philippe Claudel en 2003 pour son roman Les âmes grises, roman que j'ai lu cet hiver. Cet été, je m'attaque au prix Goncourt des lycéens 2007 : Le Rapport de Brodeck écrit par le même auteur : une œuvre qui rappelle beaucoup la première citée, tout en la surpassant nettement et ce, en tous points.

Plusieurs années après la guerre – nous ne savons pas laquelle mais de nombreux indices nous invitent à penser qu'il s'agit de celle de 39-45 – dans un petit village sans nom, isolé dans les montagnes, non loin du pays jadis envahisseur : un village où l'on parle un dialecte germanique. Un terrible événement vient d'avoir lieu à l'auberge Schloss : des hommes du village, réunis dans le plus grand secret, viennent d'égorger un mystérieux étranger sans véritable nom – surnommé l' « anderer » - installé au village depuis quelques mois. Brodeck, le seul qui sache véritablement écrire, est chargé de faire un rapport qui sera envoyé à la ville de S, car il faut expliquer, il faut se faire comprendre et se faire pardonner. Alors Brodeck écrit… dans la peur et la méfiance. Parallèlement au rapport, il écrit donc une sorte de mémoire dans lequel il consigne… toute sa vie, tout ce qui revient en lui à l'occasion de ce terrible assassinat. Car Brodeck a des points communs avec le mystérieux étranger arrivé au village par le même chemin que celui emprunté par les envahisseurs quelques années plus tôt. Lui aussi est un étranger. Enfant, il fut recueilli par une vieille femme, Fédorine. Lorsque la guerre a éclaté, il fut dénoncé par des hommes du village et emmené dans un wagon à bestiaux, à destination d'un camp, à l'est.

Ainsi, dans le rapport de Brodeck, on retrouve les mêmes ingrédients que ceux utilisés dans les âmes grises : le narrateur procède, ici encore, comme un enquêteur qui rassemble les éléments dont il dispose et les assemble en respectant un subtil dosage d'ombre et de lumière pour composer une sorte de toile sur laquelle se dessine le gris de l'âme humaine : un gris qui s'appréhende davantage dans les périodes troubles, les périodes de guerre… avant, après, à l'orée du tumulte. Comme dans les âmes grises, également, c'est la vie d'un village et de ses habitants qui se dévoile par bribes : les secrets, les veuleries, les peurs, les lâchetés, les remords, les hontes : Orschwir, le maire, Diodème, l'ancien instituteur, Schloss, l'aubergiste, Göbbler, le voisin, Peiper, le curé… autant de villageois qui, derrière un aspect débonnaire, cachent une face inquiétante, voire monstrueuse… et puis, pour certains, une autre encore, fragile et torturée : ce sont des âmes grises : ni blanches, ni noires.

Cependant, dans le rapport de Brodeck, le lien entre tragédie individuelle et tragédie collective est beaucoup plus soutenu et mieux dessiné que dans les âmes grises. D'abord, il y a le personnage-narrateur – Brodeck - et son histoire brisée par l'Histoire : le wagon à bestiaux, le camp…  brisée aussi par les autres : leur violence est toujours collective, jamais individuelle, mais… par la suite, c'est bien individuellement que chacun porte le souvenir, le remords, le tourment de sa conscience : oui, pendant la guerre, au village, en l'absence de Brodeck, des choses pas très avouables sont survenues, des choses que l' « anderer » est venu réveiller, et qui expliquent l'  « ereignies » : « la chose qui s'est passée ».

Comment les violences collectives sont-elles possibles ? C'est à cette question que Claudel tente un peu de répondre. Peur, ignorance, culpabilité, lâcheté : autant d'ingrédients qui, rassemblés dans le creuset d'une période tourmentée, peuvent s'avérer explosifs.

Là où le rapport de Brodeck surpasse encore les âmes grises, c'est dans la peinture des paysages… des crêtes enflammées des Prinzhorni aux fracas de la rivière Straubi en passant par les espaces ravinés des combes… une terre rude, difficile, hiver comme été, mais qui, elle aussi raconte des choses aux hommes… et c'est bien là aussi qu'il y a un véritable état de grâce dans cette œuvre : l'écriture impressionniste de Claudel fait constamment surgir des reliefs là où on ne les attend pas, crée des liens entre des lieux, des personnages, des histoires, des légendes, plonge toute chose dans différents dosages d'ombre et de lumière, façonne une ambiance lourde de secrets et de non-dits.

Pour terminer, je dirai que Le rapport de Brodeck est une œuvre bouleversante, pétrie de douleur et d'espoir, portée par une écriture brutale et tragique…  Je livre ici quelques phrases  et, peut-être, le secret le plus intime de Brodeck, en guise de conclusion…  :

 

« O petite Poupchette… certains te diront que tu es l'enfant du rien, que tu es l'enfant de la salissure, que tu es l'enfant engendrée de la haine et de l'horreur. Certains te diront que tu es l'enfant abominable conçue de l'abominable, que tu es l'enfant de la souillure, enfant souillée déjà bien avant de naître. Ne les écoute pas, je t'en supplie, ma petite, ne les écoute pas. Moi je te dis que de l'horreur naît parfois la beauté, la pureté et la grâce. Je te dis que je suis ton père à jamais. Je te dis que les plus belles roses viennent parfois dans une terre de sanie. Je te dis que tu es l'aube, le lendemain, tous les lendemains, et que seul compte cela qui fait de toi une promesse. Je te dis que tu es ma chance et mon pardon. Je te dis, ma Poupchette, que tu es toute ma vie ».



24/08/2009
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