LECTURES VAGABONDES

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Anna Rozen : Bonheur 230… un tout petit bonheur.


Je dois bien avouer que je suis assez déçue par ce livre d'Anna Rozen : Bonheur 230, paru chez Denoël en 2004… Si j'ai pris beaucoup de plaisir à la lecture de Méfie-toi des fruits, je ne peux en dire autant de celui-ci.

L'affaire tient peut-être du genre dans lequel Anna Rozen s'est ici essayée : la science fiction de type contre-utopie… genre extrêmement difficile ! Quelques œuvres seulement parviennent à remuer vraiment les esprits, à poser des questions qui font froid dans le dos sur le monde dans lequel nous vivons : Orwell : 1984 ou encore Huxley : le meilleur des mondes.

Mais je dois dire qu'avec Bonheur 230, on est loin du compte…

Nous sommes dans un futur indéterminé… le narrateur (ou narratrice), Glagolian vit ses dernières heures… Il/elle raconte comment il/elle en est arrivé là. Mais pourquoi il/elle ? Glagolian est un Glagol… c'est-à-dire une tête. Car dans le monde de Bonheur 230, à l'âge de l'adolescence, chacun doit choisir la partie de son corps qu'il souhaite garder dans sa vie future. Trois possibilités : être un Glagol : une tête, un Rouk : un torse muni de bras, ou un Nog, un ventre sexué muni de jambes… Que devient le reste du corps, celui dont on s'est départi ? Il va dans la réserve : certains membres servent de pièces de rechange (Glagolian devient myope ? qu'à cela ne tienne ! Il y a bien un Rouk habile chirurgien qui saura lui trouver une paire d'yeux de rechange dans la réserve ! )… D'autres servent de nourriture… habilement transformée, la chair devient un nutriment directement assimilable zéro déchet, disponible dans des bornes alimentaires sur lesquels têtes, jambes et torses viennent se brancher pour se sustenter. Avec ce système, c'est le bonheur et la liberté absolues… plus besoin de travailler : on a payé de sa personne pour acquérir ce nirvana…

Ainsi, têtes, torses et jambes ont toute la vie pour se livrer à leurs passions… certains bras sont violonistes, chirurgiens, les jambes courent, jouent au foot, font l'amour et des enfants (entiers) qui seront élevés par les Sciens jusqu'au moment du choix : ceux qui refuseront de choisir seront envoyés au musée où, derrière les vitrines, les Rouks, les Glagols et les Nogs pourront venir les observer dans leur cage de verre se livrer à toutes les hontes liées aux besoins du corps humain : particulièrement à celle de manger des matières sales qui donnent lieu à de monstrueuses défécations.

Toutefois, les Rouk et les Glagol ne sont pas exclus des plaisirs sensuels, même s'ils ne participent pas directement à la reproduction de l'espèce…… par la bouche, par la main… Une grosse partouze avec des bouts de corps qui se tripotent et s'encastrent. Et tout ça communique par l'intermédiaire d'un boitier sensitif intégré à chacun… c'est ainsi que têtes, bustes et jambes conversent dans bonheur 230.

Le plaisir de Glagolian ? Pas vraiment la sensualité… Il/elle adore se brancher sur des bornes culturelles et lire le journal intime d'un certain Glazian, médecin du XXème siècle qui réfléchissait beaucoup aux inconvénients d'avoir un corps complet… aux douleurs liées au vieillissement, à la nécessité d'entretenir des parties qui ne l'intéressent pas…

Comment donc ce petit monde fonctionne-t-il ? A sa tête, il y a le mystérieux Great qui, pour amuser les Glagols, les Rouks et les Nogs a créé Monstre… une grotesque reconstitution du corps humain fabriquée à partir des membres sacrifiés, stockés dans la réserve.

Un jour, cependant, Monstre et Roukmine entraînent Glagliolan dans les zones interdites de ce petit monde… C'est là qu'il/elle découvre le vrai visage de Great qui assouvit ses fantasmes pervers avec des morceaux de corps humains : il ira même jusqu'à greffer des fesses sur les magnifiques seins de Roukna, kidnappée pour l'occasion : la créature s'appelle Ambivalia… et Monstre et Roukmine la dévoilent à Glagliolan. Pourquoi ? Ils cherchent un(e) allié(e), car Monstre et Roukmine souhaitent renverser Great… Le plan marchera-t-il ?

Bref, on sent bien qu'ici Anna Rozen cherche à nous alerter sur toutes les manipulations génétiques, les biotechnologies, le clonage et autres tripotages du corps humain auxquels certains apprentis-sorciers s'adonnent dans le secret de leurs laboratoires de recherche…. Peut-être aussi à nous faire réfléchir à notre propre corps : ce corps que nous utilisons parfois comme simple objet de plaisir, de jouissance sans vraiment le respecter, ou encore ces parties de nos corps que nous négligeons, et qui finissent par nous faire souffrir …

Cependant, je ne pense guère que cette fable ait l'effet escompté… car Anna Rozen n'a pas su trouver le ton juste pour traiter ces questions… En effet, l'idée de départ est amusante, farfelue… Imaginez un monde peuplé de têtes, de torses, de jambes qui se déplacent sur les coussins d'air ! Cette fable cocasse aurait bien pu enchanter le lecteur, le faire diablement rire… un rire jaune, un rire inquiétant, un rire dénonciateur… Point du tout. Le récit est mené très sérieusement, sans humour aucun… et on finit par s'ennuyer sans être véritablement inquiété.

Le personnage de Great, grand chef de toute cette société, est réduit à la seule dimension d'un pervers sexuel et non à celle d'un dictateur, d'un Docteur Frankenstein démoniaque qui étendrait son pouvoir sur l'humanité entière… Par ailleurs, les personnages principaux que sont Glagliolan, Roukmine, et Monstre n'ont pas de réelle envergure : on ne sent pas chez eux la réelle prise de conscience de la nécessité d'éradiquer Great… Pas de révolte… Pas de souffle.

Alors pourquoi ? me suis-je demandé… Eh bien ! Je ne peux m'empêcher de me pencher sur la fin de cette fable. Le Monstre et Roukmine comptent sur Glagliogan (la tête) pour convaincre les triplotes (les futurs disséqués) de refuser le choix… mais la tête n'est pas convaincue … elle est heureuse ainsi… elle fait donc son speech devant les triplotes (ceux qui ont encore tête, bras et jambes) : « choisissez la partie qui vous convient, tête, bras ou jambes».  Écœuré, Roukmine (les bras) qui décidément a un pouvoir insoupçonné jusqu'ici… envoie Glagliolan (la tête) dans la machine à pâté. Est-ce une manière de dire que le pouvoir appartient aux gros bras plus qu'au cerveau ? Petite attaque bien primaire au pouvoir supposé des hommes qui passe par les biceps, la force physique. Est-ce une manière de dire qu'aujourd'hui le pouvoir, c'est la force et le sexe ?  Sauf que, aujourd'hui, … le pouvoir appartient à la tête… à ceux qui maîtrisent le langage, principalement…Il suffit de regarder le monde politique actuel.

Est-ce à dire que les têtes d'aujourd'hui dans leur grande moyenne sont bien décervelées par l'information uniforme ? L'information à la botte du pouvoir qui te fait croire que tu vis dans le meilleur des mondes possibles ? Est-ce à dire que les têtes de monsieur tout le monde sont incapables de mener une vraie révolution contre un pouvoir débile ? Mais peut-être pour ça faut-il aussi la force des bras, des jambes, du ventre… de tout ce potentiel du corps qui fusionne à l'heure de la révolte… et si on les dissocie, c'est la mort du progrès social…. Oui, c'est aussi ça qu'Anna Rozen a sans doute voulu dire. Et là… ça peut faire froid dans le dos… mais le propos est noyé dans une réflexion philosophico-ésotérique sur la compression du temps destinée à dire que si ce témoignage de Glagliol venu du futur parvient jusqu'à nous, c'est qu'il est de notre temps…. Non, on n'est pas dans la SF, on est aujourd'hui. Cependant,  au niveau du livre, on est surtout dans un bric-à-brac final, mal torché et assez hallucinant !

 Bref, ces corps démantibulés, où la tête n'est pas grand-chose, où tout est désarticulé ...  diviser pour mieux régner : c'est aujourd'hui. Pas demain… aujourd'hui. Oui, là, je te suis, Anna, et j'ai froid dans le dos, Anna… Mais ça n'arrive que dans les 3 dernières pages, à l'heure où tout lecteur à peu près normal et non convaincu de ton talent lit ton bouquin en diagonale !

A vouloir mélanger 36 messages, et les plus intéressants, finalement, sont rédigés à la va-vite, à la fin… Quel gâchis ! Beaucoup d'idées - tous azimuts dans cette fable, une vraie ratatouille mal dosée, mal assaisonnée… -  mais aucune n'est présentée avec la tripe du cerveau qui convient à la percussion du propos…Désolée, Anna. Ce bouquin est une vraie indigestion. Du ventre… ou du cerveau… comme Anna Rozen voudra… A trop vouloir dire, on ne dit rien… ou si peu. Dommage ! Mais je sais pardonner l'effervescence mal maîtrisée de l'écrivain fécond.

Bref, un livre qui ne révolutionnera pas la SF, ni la société actuelle : mais peu importe ; je suis persuadée que je vais bientôt prendre mon pied avec Vieilles peaux… si j'écoute le buzz littéraire de type bouche à oreille qui se fait autour d'Anna Rozen en ce moment et en particulier en ce qui concerne Vieilles peaux.   

Cependant,  je pense qu'Anna Rozen devrait se pencher à nouveau sur toutes ces réflexions qu'elle a voulu distiller à travers Bonheur 230… des réflexions à élaguer… à concentrer… Et alors là, ça risque de faire mal ! Vraiment mal !    

 



13/11/2009
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