LECTURES VAGABONDES

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Anna Rozen : Vieilles peaux.



Voici donc l'œuvre d'Anna Rozen qu'on peut trouver sur le site buzz…littéraire : la littérature nouvelle génération de bouche à oreille : Vieilles peaux, parue aux éditions du dilettante en 2007, recueil de trois nouvelles assez longues : postérité, Marthe et Fernand, et enfin : Pas moi. Le thème général qui relie les deux premiers récits est celui du vieillissement, le troisième étant en léger décalage… il se rattache aux autres par l'évocation de la peau.

Je dois bien avouer que l'ensemble me paraît quand même bien inégal : on passe du meilleur au médiocre en passant par le moyen. 


Commençons par le moins bon, donc, puisque que c'est par là que s'ouvre l'œuvre : déception en ce qui concerne la première nouvelle : Postérité. Cressida, célèbre écrivaine vieillissante et un tantinet « vieille peau », veut consigner ses lettres, journaux intimes, et autres petits écrits qui ont parcouru sa vie personnelle, en vue de conserver une trace d'elle après sa mort… On ne sait jamais ! Si un biographe passait par là ! Pour cela, elle a besoin d'un secrétaire (ou « une » mais, non, décidément, elle veut un homme pour accomplir cette tâche !). Le premier, Lionel, jeune homme assez laid, mais qui finit par plaire à notre héroïne, devient son amant… Elle décide cependant de s'en séparer : il est trop curieux… Il veut savoir si elle parle de lui dans son nouveau roman. Le second, Julien, est également jeune, mais dépressif… et finit par mettre sous le nez de Cressida ce qu'il croit être le fond de son problème : consigner sa vie, c'est avoir peur de mourir… Tout ça pour arriver à la subtile conclusion que si aucun homme n'arrive à s'acquitter de la lourde besogne de mettre en ordre ses papiers, c'est qu'il n'est pas temps de mourir pour Cressida et même « Je sais exactement ce que je vais faire. C'est d'une simplicité absolue : je ne vais pas mourir » décide-t-elle à la fin.

Cette nouvelle m'a vraiment semblé sans intérêt… je n'ai pas compris en quoi elle traitait du thème du vieillissement. Certes, Cressida prend son premier jeune secrétaire comme amant… mais la relation n'est pas analysée, on ne ressent pas à travers l'écriture la peur de vieillir qui pourrait expliquer ce geste… Elle se distrait, voilà tout. Certes, elle couve Julien, son second secrétaire dépressif, comme l'enfant qu'elle n'a pas eu : mais là encore, c'est moi qui cherche à déduire de la deuxième situation une problématique liée au vieillissement, car Rozen ne présente absolument pas la chose ainsi… Là encore, la relation n'est pas analysée… Tous les personnages sont d'une superficialité affligeante… Et même l'écriture d'Anna Rozen (qui peut parfois être si belle et si savoureuse !) est ici d'une platitude déconcertante… Par ailleurs, je ne vois absolument pas l'intérêt de la chute… Car si effectivement, l'une des règles de la nouvelle est de proposer une fin surprenante, je crois qu'il faut que cette dernière ait aussi une signification et qu'elle soulève, dans le meilleur des cas, un questionnement… Bref, inutile de s'acharner : on est face à une panne totale d'inspiration, un récit mené un peu au hasard, sans véritable réflexion, dira-t-on.

 

Passons à la seconde nouvelle : Marthe et Fernand. Un véritable petit bijou ! Car ici, enfin, le thème du vieillissement et de l'usure du couple est véritablement croqué et fouillé avec une ironie désabusée tout à fait plaisante ! J'ai littéralement adoré cette nouvelle : je me suis même réveillée à 5 heures du matin, Vendredi, pour en terminer la lecture avant de me lever pour aller travailler. Inutile de s'appesantir sur l'histoire qui raconte le quotidien de Marthe et Fernand, un vieux couple bien rodé… elle est assez maniaque, il est calme, tranquille et supporte en silence sa « vieille peau » d'épouse et ses continuelles remontrances. Allez, pourra-t-on dire ! On est quand même un peu dans la caricature ! Et même dans le machisme, quelquefois ! Ce qui peut paraître étonnant pour une féministe telle qu'Anna Rozen ! Les femmes sont des râleuses : elles se plaignent de devoir se taper tout le ménage, mais ne supportent pas que leur époux y mette les mains, et puis attention messieurs ! à la maison, ce sont elles qui portent les culottes ! Inutile de rêver aux profiteroles-chantilly en dessert ! C'est trop mauvais pour le cholestérol ! Et oui, elles sont comme ça, les femmes ! Et les hommes se laissent faire comme de grands gamins… Je dois dire quand même que ce stéréotype, s'il n'est quand même pas général chez les couples qui sont aussi parents de la génération 1960-1970 (dont Anna Rozen, 47 ans, fait partie), est quand même largement répandu ! J'en connais, des couples de 70 ans, qui fonctionnent un peu ainsi ! Et j'ai bien l'impression que l'écrivaine évoque ici, son père et sa mère vieillissants… avec une certaine tendresse, et pas mal d'ironie et de dureté… et tout ça très subtilement mêlé.

Mais avant tout, on goûte un peu au ton de cette délicieuse nouvelle ! J'ai choisi ce passage, assez dur qui évoque les petites manies de Marthe, mais aussi son corps qui vieillit :

 

« Depuis le temps, elle connaît son corps et ses caprices mieux que son petit jardin. Quelques mouvements de gymnastique, jamais de fromage, pas de musique, et après la soirée télé, un bon livre au lit pour se bercer. A plus de soixante-dix ans, son plaisir se réfugie dans les petites choses et le travail bien fait. Elle en a connu d'autres, elle n'a jamais eu l'idée de les regretter. Quand elle s'assied sur la lunette en plastique rose des cabinets, Marthe regarde parfois l'élastique de sa culotte qui marque ses cuisses de bourrelets, elle regarde le boudin de peau jaune de son ventre gonflé, quelquefois elle le soulève du doigt pour distinguer l'endroit où la chair marbrée de l'intérieur de ses cuisses colle au plastique rose, autour du triangle déplumé, points de couperose, franches varices, granulation épidermique indépendante de la température. C'est l'âge mais pas encore la fin, sa chair la dégoûte un peu, mais qu'y faire… l'image la navre comme si tout ça n'était pas elle. Elle voudrait guérir et consoler la pauvre bête diminuée, humaine, quand même, abîmée mais humaine, puis elle s'essuie, se rhabille et tout reprend sa place, les morceaux de corps redeviennent ce qui donne forme aux vêtements, comme le papier journal dont les étalagistes bourrent les sacs neufs. Alors elle se félicite de ce que plus personne n'ait l'usage de tout ça ».

 

Allons donc ! Ce train-train, cette routine du couple qui ne fait plus l'amour, qui ne dialogue plus, ou alors seulement pour les réprimandes (féminines, principalement !) et l'utilitaire…. Peut-on encore appeler ça l'amour ? Anna Rozen ne répond pas… Elle fait mourir d'abord Marthe, et puis… Fernand continue à vivre… il n'est pas vraiment malheureux, mais, il suivra son épouse dans la mort… trois mois plus tard. D'où vient cette mystérieuse réalité ? Plus vraiment avec toi… mais jamais sans toi ? C'est peut-être ça l'amour ? Première question. Chacun y apporte la réponse qu'il veut. La seconde question que Rozen soulève est beaucoup plus cruelle : la fin de la nouvelle est en effet époustouflante. Après la mort de Marthe et de Fernand, c'est un jeune couple qui achète la maison :

 

« … Je m'appelle Aurélie, je suis comédienne, j'ai vingt-huit ans, je loge dans la maison que tous les voisins appellent encore « la maison de Marthe et Fernand ». Avec Lucien, mon mari (oui, on est mariés, c'était surtout pour nous l'occasion de faire une grande fête avec tous nos amis, très sympa)… on a investi l'argent de la vente de notre « une pièce et demie » parisien qu'on avait acheté grâce à un petit héritage… y a du boulot… Redécorer, casser des cloisons, mettre de la couleur… J'ai déjà bien bossé, tout lessivé, mais avant ça il a fallu ranger. Parce que les vieux d'avant n'avaient pas d'enfants, on a récupéré la maison pleine : les meubles pourraves, les saloperies dans les tiroirs… j'ai même trouvé le cahier du vieux, il devait écrire un roman, il n'a pas fini, le cahier est à moitié rempli. Y avait aussi un genre de journal intime avec des dates et des endroits, des noms de villes et de restaurants, trois fois rien. »

 

O combien dérisoires sont nos existences ! Voyez ce qui reste de nous, ce qu'on fait de nous, lorsqu'on est parti ! De quoi se dire qu'il faut profiter de la vie… égoïstement. Et là, on ne peut dire qu'on est dans le stéréotype : c'est la réalité… et même ! Celle-ci est bien souvent encore plus sordide, puisqu'il s'agit ici d'étrangers – et non pas de la famille ! Pour ça, il faut peut-être plutôt lire Balzac - qui balancent aux orties d'un revers de la main indifférent toutes les petites choses qui se sont accumulées pour finir par former une existence… Place aux suivants… telle serait la morale de cette nouvelle. D'autant plus qu'Anna Rozen termine son récit sur le témoignage d'un ami du nouveau couple qui habite la maison de Marthe et Fernand : il trouve Aurélie insupportablement maniaque ! De plus, elle passe son temps à faire des remontrances à ce pauvre Lucien !

Là, je ne partage qu'à moitié le point de vue d'Anna Rozen. En tout cas, en tant que femme d'une génération plus jeune, on ne peut pas dire que mes vies de couple aient fonctionné ainsi. Je ne suis sûrement pas une référence en la matière, mais il est clair que je ne pourrais supporter de vivre avec un homme ainsi que le décrit Anna Rozen et j'ai quand même l'impression qu'aujourd'hui beaucoup de femmes et d'hommes fonctionnent un peu différemment, qu'il y a davantage un respect de l'indépendance et de la liberté de l'autre… Je dis bien davantage… car effectivement, j'ai aussi pu observer ce fonctionnement stéréotypé du couple chez des amis de ma génération.

Ainsi donc, une nouvelle qui ne donne pas envie de vieillir en couple… ou en tout cas pas ainsi ! Pas dans cette sorte de prison sans tendresse et sans parole, où chacun tient le rôle qui est censé compléter l'autre mais qui en réalité étouffe sa vraie nature. On va se la jouer Sartre et De Beauvoir à la fin de nos vies !        

 

La dernière nouvelle : Pas moi, est extrêmement originale, mais me paraît nettement moins intéressante et même vaguement lassante. Originale ? Je ne sais pas, car si je lis l'article de critique du site Buzz… littéraire, Régis Jauffret aurait déjà usé du procédé dans Microfictions, roman que je n'ai pas lu. Ainsi, moi, je débarque fraichement dans un texte qui m'a tout d'abord ravie : Anna Rozen se glisse successivement dans la peau de personnages aussi divers qu'une infirmière, un peintre, un chat perdu… et même une plante dans un pot ! Et le texte  évolue en petits paragraphes qui déroulent quelques instants ou quelques pensées d'un personnage imaginé par Rozen, puis aussitôt abandonné. Bien entendu, il s'agit de jouer avec la schizophrénie de l'écrivain qui est capable de se désinvestir en partie de lui-même pour rentrer dans la peau du personnage fictif auquel il donne naissance sur les pages de son roman. Un petit exemple… une évocation particulièrement réussie.

 

« Je sors de table, je suis une grosse mal dans sa peau. Je suis une obsédée des régimes amincissants, jusqu'au moment où je m'y remettrai, à table, quand j'aurai faim. J'ai dix kilos en trop parce que je me déteste, je me déteste parce que j'ai dix kilos en trop. Si on m'aimait je serais moins épaisse, si j'étais mois épaisse on m'aimerait. J'ai besoin qu'on me veuille et ça se voit tant, que ça fait fuir tout le monde. Alors je mange et je pleure ».

 

Bon, allez, je vais abréger cet article qui commence à devenir trop long pour moi comme pour vous (surtout que je suis en train de louper Ardisson à la télé, depuis une heure que je tape cet article ! en plus, c'est bientôt l'heure d' « action discrète », de Nikos… ah là, là ! quel super samedi soir !).

Donc, en gros, je reproche à cette nouvelle d'être basée sur une ficelle usée jusqu'au bout… jusqu'à écœurement ! Car véritablement, tous ces bouts de peaux de personnages aussitôt endossés, aussitôt quittés ! C'est bien à lire pendant 30 pages, pas pendant 100 ! Imaginez un numéro d'Arturo Brachetti qui durerait une heure !

Par ailleurs, la nouvelle, comme je l'ai dit au début, se rattache péniblement aux deux autres sur le thème de la peau et non sur celui du vieillissement. Elle est un peu excentrée par rapport aux autres et nuit à la cohérence du recueil.

Ainsi donc, Anna Rozen ne m'aura pas envoûtée, comme je l'espérais,  avec son recueil de nouvelles Vieilles peaux. Mais cependant, rien que pour Marthe et Fernand, je ne regrette pas le détour par cet ouvrage !



28/11/2009
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