LECTURES VAGABONDES

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Dennis Lehane : Mystic River / Mythique !


                A l'heure des championnats d'Europe de natation, on peut admirer les belles performances des athlètes face à la difficulté d'un sport très physique, tout en maîtrise de la respiration et du mouvement. De quoi donner envie de faire un petit plongeon dans la Mystic River et de se régaler de la performance de cet athlète de l'écriture qu'est Dennis Lehane.

Lorsque j'ai vu le Mystic River de Clint Eastwood, j'ai été littéralement envoûtée par l'atmosphère noire et vénéneuse du film et par ses personnages puissants, pétris d'ombre et de lumière. Lorsque j'ai lu le roman de Dennis Lehane : Mystic River paru en 2002 aux éditions Payot et Rivages, j'ai été littéralement subjuguée par… tout ! Absolument tout ! Car je pense qu'on est ici face à un véritable chef d'œuvre.   

                Sean Devine, Jimmy Marcus et Dave Boyle sont des amis d'enfance. Cependant, alors qu'ils ont une dizaine d'années, Dave est emmené par deux hommes dans une voiture : il ne reviendra qu'au bout de quatre jours, traumatisé à vie par les sévices sexuels qu'il a subis durant sa séquestration. Ce fait marque l'éloignement des trois amis qui ne savent comment ils auraient dû ou doivent désormais réagir face à toute cette affaire. En 2000, alors qu'ils ont une bonne trentaine d'années, les trois hommes se retrouvent à l'occasion d'un nouvel épisode traumatisant : la fille de Jimmy Marcus – Katie Marcus – est retrouvée assassinée dans le parc de la ville de Buckingham. Tandis que Jimmy panse sa douleur, Sean, devenu flic, est chargé de l'enquête (avec la collaboration du sergent Whitey)… Très vite, c'est Dave qui est soupçonné : en effet, l'enfant traumatisé est devenu un homme très peu sûr de lui, torturé, et son attitude peu franche suscite la suspicion… y compris celle de sa femme qui fera part de ses doutes à Jimmy, le père en deuil doté d'un lourd passé de crapule, Jimmy qui n'hésitera pas à assassiner son ancien camarade et à livrer sa dépouille aux eaux de la Mystic River. Cependant, quelques heures plus tard, Sean et Whitey parviennent à boucler l'affaire ; les assassins de Katie sont deux enfants du quartier de Jimmy : le frère du petit ami de la jeune fille (Ray Harris) et son camarade de jeu : Johnny O'Shea ont assassiné la jeune fille sans mobile très tangible : simplement parce qu'ils sont deux gosses à la dérive. Ainsi, Jimmy, malgré le tourment de la culpabilité, décide de reprendre sa vie en main : il est un caïd, il l'a toujours été… tandis que Sean, en flic réconcilié avec la vie, décide qu'il faut combattre et démasquer Jimmy, son ancien ami, désormais son ennemi.

                Mystic River, c'est d'abord trois personnages puissamment campés, trois personnages tragiques qui sont la proie de terribles doutes, trois personnages pétris d'ombre et de lumière, trois personnages - séparés par un traumatisme dans l'enfance – qui se retrouvent à la croisée des chemins, à un moment crucial de leur vie, à l'occasion d'un nouveau traumatisme qui les fera basculer définitivement  d'un côté ou de l'autre.

                Tout d'abord, il y a Dave Boyle, le petit garçon enlevé par des pédophiles, définitivement traumatisé par ce que ces derniers lui ont fait subir. Cependant, cet événement marque aussi l'exclusion de Dave dans le quartier des Flats : en effet, depuis l'enlèvement, Dave est considéré comme un paria ; il est comme marqué au fer rouge par cette salissure dont il fut la victime. Devenu adulte, il est la proie de terribles tourments : il sent en lui une attirance pour les petits garçons, attirance qu'il combat. La nuit où Katie a été assassinée, Dave a assassiné un pédophile qu'il venait de prendre sur le fait et ce geste fait naître en lui un bel espoir : celui d'échapper définitivement aux démons qu'il combat, celui de vivre sereinement avec Céleste et Michael, sa femme et son fils. Mais Dave est la figure du damné : c'est l'ombre qui l'attend et son bourreau, c'est son ancien ami, Jimmy qui le soupçonne d'avoir assassiné sa fille Katie. Cependant, ses bourreaux, ce sont aussi les deux pédophiles qui lui ont pris son innocence. Quant à ceux qui le condamnent, ils sont nombreux : Sean et surtout Whitey qui le soupçonne sans avoir réellement de preuves, seulement des présomptions, mais aussi son épouse, Céleste qui le livre à Jimmy, parce que tout d'un coup, elle doute et a peur.

                Jimmy est la seconde figure tragique du roman. Il se sent frappé par une sorte de malédiction qui lui a pris sa première femme, Marita (la mère de Katie, atteinte d'un cancer alors qu'il était en prison), et Katie, sa première fille, assassinée par une nuit pluvieuse, dans un obscur parc de la ville. Certes, Jimmy a un passé douteux : ancien chef d'une bande de voleurs, il a assassiné celui qui l'avait balancé aux flics et qui n'est autre que le père de l'assassin de sa fille : Ray Harris. C'était il y a longtemps, et Jimmy avait alors fait disparaître le cadavre dans les eaux troubles de la Mystic River. Ensuite, Jimmy s'est rangé pour élever dignement sa fille, Katie. Il est devenu le patron d'une épicerie du quartier des Flats et a épousé, quelques années plus tard, Annabeth : le couple donne alors naissance à deux filles. La mort de sa première fille, Katie, le remettra face à son passé d'assassin, de voleur, fera ressurgir le fantôme de Ray Harris, de la Mystic River. Et Jimmy sera rattrapé finalement par son côté sombre puisqu'il décidera de renouer avec le crime et la délinquance.

                Enfin, il y a Sean, le flic : arbitre de l'histoire. De sa rapidité à élucider l'affaire dépend le destin de ses deux amis. A quelques heures près, il loupe la découverte des coupables et ne parvient donc pas à éviter la tragédie qui livrera ses deux anciens amis à l'obscurité de la mort ou du crime. Sean est aussi à un moment crucial de sa vie : son épouse, Lauren, l'a quitté alors qu'elle est enceinte. Il ne croit plus en rien. Cependant, toute cette histoire le mettra face à l'enfance meurtrie, assassinée, oubliée, et Sean décidera finalement de renouer avec sa femme, d'assumer sa paternité et de combattre toute forme de criminalité. Il est le sauvé de l'histoire, mais aussi celui qui aura été le plus épargné par le tourment et la tragédie.

                Car il semble bien que dès l'enfance, les trois garçons aient été séparés non pas seulement par l'enlèvement de Dave mais tout simplement parce que dès le départ, ils ne faisaient pas partie du même monde : Sean Devine appartient en effet au quartier du Point – quartier petit bourgeois de Buckingham – et est d'origine sociale plus élevée que Dave et Jimmy. Cette appartenance le place d'emblée à l'écart des deux autres qui appartiennent au quartier peu recommandable des Flats, quartier livré à tous les trafics possibles et imaginables. C'est dans les Flats que se nouent les tragédies, les histoires de meurtre, les règlements de compte. Jimmy et Dave appartiennent à ce monde où les secrets et les passés lourds de violence sont monnaie courante : c'est entre eux que se règlent les affaires d'enfance traumatisée et assassinée - bien ou mal - dans le secret de la Mystic River, rivière sombre et polluée, à l'image du passif des deux personnages. Ainsi, il semble bien que la provenance sociale et géographique des personnages impose d'emblée sa règle du jeu : il y a le camp des damnés et celui des épargnés.

                J'ai été éminemment sensible au ressort tragique de l'intrigue lié au thème de l'enfance, de l'innocence perdue. Bien évidemment, il y a Dave, l'enfant sacrifié à la pédophilie. Cependant, il semblerait que lui-même ait des pulsions pédophiles, ce qui laisse planer le doute sur ses bourreaux (des adultes eux-mêmes violés dans leur enfance par des pédophiles ?). Par ailleurs, Dave est un enfant mal aimé de ses parents. Le manque d'amour, l'indifférence, c'est le lot de Ray Harris, le meurtrier de Katie : son père est mort, assassiné par Jimmy ; sa mère le rejette. Livré à lui-même dans le quartier des Flats, il fait n'importe quoi. Face à cette enfance saccagée, il y a trois hommes, devenus pères : Sean refuse d'abord d'endosser la paternité qui lui échoit puis le drame qu'il doit dénouer lui fait comprendre qu'il y a là un défi à relever ; Jimmy est un bon père, aimant, blessé dans sa paternité, qui basculera finalement dans le crime… quid de l'avenir de ses deux filles restantes ? Jimmy, à la fois victime et bourreau, est celui par lequel passe une part de la malédiction qui s'abat sur les enfants puisqu'il a assassiné un père, livrant les enfants de ce dernier à la solitude ; il se retrouve à son tour rattrapé et frappé dans sa paternité par ce crime originel et tue à tort son ami Dave, lui-même père. Quid de Michael ? Le fils de Dave ? Le fils de Dave, c'est le dernier enfant sacrifié de l'histoire, comme si la malédiction se transmettait de père en fils, comme un témoin.

                Pour conjurer le thème de l'innocence perdue, il y a le thème de l'amour comme force salvatrice, rédemptrice. Certes, Céleste, l'épouse de Dave aura manqué d'amour à l'égard de son mari : elle doute de ce dernier qui, par ailleurs, ne lui livre pas tous ses secrets. Pour tout un tas de raisons très complexes, elle trahit son époux et cette trahison de l'amour, même momentanée, sera suffisante pour sceller le destin de Dave. Annabeth, l'épouse de Jimmy, est une figure féminine qui s'oppose à Céleste : elle aime son mari et cet amour ne la quitte jamais, même au moment où elle découvre que ce dernier a du sang sur les mains. Cette force du couple donne des ailes à Jimmy qui se sent invincible dans son retour vers le crime, comme lorsque, enfant, il jouait à se jeter sur les rails au moment crucial de l'approche du train. Lauren, quant à elle, retrouve Sean à la fin du roman et lui offre le bonheur d'un amour retrouvé et d'une enfant dont il accepte la paternité.

                Enfin, Mystic River, c'est aussi un roman-fleuve raconté et construit de manière envoûtante : subtil chassé-croisé de personnages, de bribes de passé qui remontent à la surface comme autant de résidus qui hantent la Mystic River. C'est juste parfait ! Bien plus puissant que le film d'Eastwood qui ne met pas autant que le roman en relief les thèmes tragiques qui sous-tendent l'intrigue.

                Allons, un peu de courage ! Même si elles sont aussi sombres et parfois inquiétantes, je vous jure que vous ne regretterez pas la décision de vous laisser aller à plonger dans les eaux troubles de la mystic river et de vous y baigner longtemps, longtemps ! Parole de nageuse sportive et aguerrie !



25/05/2012
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