LECTURES VAGABONDES

LECTURES VAGABONDES

Emmanuel Carrère : la moustache / vraiment pas barbant.


Il paraît que les grecs ont une prédilection pour la moustache… A moins que ce ne soient les turcs, leurs ennemis jurés. Toujours est-il que cet été grec – plus particulièrement crétois – s'annonce sous de bons auspices à tous les niveaux… côté lecture, je l'initie avec ce roman signé Emmanuel Carrère : la moustache, paru en 1986 aux éditions P.O.L.

Le personnage principal, qui reste anonyme, décide de se raser la moustache. Son épouse, Agnès, trouve l'idée plutôt plaisante. Il profite de son absence pour exécuter son projet et lui faire une surprise. Mais, lorsque cette dernière rentre, elle ne manifeste rien. Aucune réaction non plus de la part des amis, Serge et Véronique, chez lesquels le couple est invité dans la soirée. Notre personnage pense d'abord à une blague organisée par Agnès… Cependant, celle-ci déclare, lorsqu'il décide d'aborder le sujet, que jamais, notre héros n'a porté de moustache ! Quelle n'est pas sa surprise quand, le lendemain, aucun de ses collègues de travail ne réagit devant son visage désormais imberbe… Est-ce un coup monté ? Serait-il en train de devenir fou ?

Avec la moustache, Emmanuel Carrère plonge son lecteur en plein délire et lui fait parcourir les méandres d'une pensée qui déraille et bascule dans la folie.  En effet, tout commence par un fait banal et sans conséquence pour personne : un homme décide de se raser la moustache. Cependant, à la fin du roman, ce même homme se suicide du fait même de tout l'imbroglio suscité par cet acte anodin. C'est dire quel parcours délirant il a pu faire pour en arriver là ! Il apprend d'abord qu'il n'a jamais porté la moustache, puisqu'il n'est jamais allé à Java (or, il possède une magnifique photo de lui, moustachu, à Java !) puis que son père est mort… Tous ces renseignements viennent d'Agnès, sa bien-aimée, et mettent à mal la mémoire  de notre héros qui devient fou… totalement paranoïaque. Persuadé d'être la cible d'un complot qui veut le déposséder de sa raison, il prend le large : destination : Hong-Kong, puis Macao. S'en suit une errance absurde entre deux points desservis par un bac, métaphore de la pensée de notre héros : suis-je la  proie d'un complot ou suis-je paranoïaque ? Il oscille entre ces deux possibilités, à l'image de ces incessants allers et retours. A ce moment-là du roman, le lecteur se dit que le héros est complétement fou, qu'il est sujet à de multiples hallucinations et carences de mémoire… que le passé qu'il compose n'a jamais été vécu ailleurs que dans son imagination. Pourtant, à Macao, alors qu'il fuit sa femme, la moustache, le complot… il se retrouve face à Agnès dans la chambre d'hôtel : celle-ci l'interroge sur une journée qu'il était censé vivre… Or, il est bien seul à Macao. Or, il erre dans la ville et ses alentours et ne cherche nullement à y acheter un quelconque tapis… C'en est donc trop pour notre héros qui prend l'ultime décision, la seule apte à le délivrer de ce cauchemar.

Ce rebondissement final fait à la fois la force et la faiblesse du roman. En effet, jusque-là, le lecteur suivait le héros… il était persuadé de se perdre avec lui dans la folie. Cependant, à partir du moment où effectivement, le fou paranoïaque fugue pour échapper au complot – bien évidemment imaginaire – dont il serait la cible, il n'y a aucune raison pour que ce dernier soit rattrapé par quiconque. Voilà pourquoi, Emmanuel Carrère, en voulant donner du mystère et de la profondeur à son scénario en relançant l'hypothèse d'un véritable complot mené par Agnès contre le héros, se fourvoie… Il atténue la thèse de la folie et cherche à replacer bon an mal an celle du complot. Cependant, la présence d'Agnès à Macao permet à Carrère de dénouer le roman de manière théâtrale et tragique… Un suicide bien gore : notre héros se taillade le visage… en commençant par la moustache… et en finissant par le cou. C'est mieux qu'un final déjà évoqué : un vieux fou solitaire qui finit sa vie sur un bac avec des allers et retours incessants entre deux points très proches. Pourtant, c'était bien là que le roman conduisait… mais sans doute, l'écriture était-elle un peu faible pour rendre tout le tragique de cette fin-là. Il fallait trouver plus trash… et plus intrigant.

Reste donc finalement un roman très original, étonnant, intrigant, déconcertant… On ne sait plus quoi penser à la fin, mais surtout, on se dit que quoiqu'on pense, ça ne révolutionne guère les neurones : la folie n'a d'intérêt que si elle remet le monde réel en cause. La théorie du complot n'a d'intérêt que si on découvre qu'un individu lambda, à priori inoffensif, peut compromettre un projet d'envergure. Bref, ici, on n'a ni l'un, ni l'autre : on est face à un personnage qui peut-être sombre dans la folie paranoïaque (et alors ? Pas plus intéressant qu'une virée dans le grand 8, ce genre de truc cantonné à l'expérience individuelle),  peut-être pas… Après tout, Agnès, au restaurant, avait supprimé sur une photo d'identité, la moustache qu'arborait le héros ! Ainsi, elle lui suggérait déjà le geste final, le geste par lequel il s'effacerait lui-même du monde. Peut-être y a-t-il complot de la part d'Agnès ? Pourquoi ? Le roman n'offre aucune piste à ce sujet. Pourtant, il la suggère.

Reste donc l'idée de départ : très intéressante. Emmanuel Carrère prend le parti de suivre un homme, confiné dans son monde égotiste… raser sa moustache… Pourquoi faudrait-il attendre des autres un quelconque intérêt vis-à-vis de ce geste ? C'est cette absence d'intérêt des autres pour sa personne qui finit par rendre fou notre héros. Il se demande s'il existe vraiment, dans ce monde… La réponse est non, puisque ce sont les autres qui prennent les rênes de sa vie, qui le dépossèdent de cette dernière. On peut aussi réfléchir sur la relativité de l'importance de nos gestes dans la vie des autres. On s'inflige un changement radical, un changement qui nous coûte, et personne n'y fait attention… A tel point que nous vivons tous dans des mondes séparés et hermétiques… Agnès et le héros, pourtant mari et femme, n'ont pas le même passé… pas le même vécu, même s'ils vivent ensemble : à chacun sa bulle, qu'on croit tragiquement transparente, mais qui est en réalité tragiquement opaque aux autres. Quelques pistes de départ, donc, trop peu exploitées par le roman qui prend le parti de l'intrigue intrigante plutôt que de la profondeur réflexive. Un résultat plutôt agréable à lire, mais qui laisse quand même un peu sur la faim… Tant mieux ! Je ne suis qu'au début de mes vacances grecques à moustaches ! Tous les délires moustachus me sont permis ! Chouette alors !



01/09/2011
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