LECTURES VAGABONDES

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Fred Paronuzzi : 10 ans ¾… l’enfance retrouvée à 100%


Voilà un bien beau livre que celui de Fred Paronuzzi… 10 ans3/4 paru aux éditions « dilettante » en 2003... une édition qui porte bien mal son nom, car on y trouve pour sûr, de véritables écrivains et certainement pas des amateurs… Alors donc ! Quoi de plus difficile que de restituer la voix de l'enfance tout en offrant sur le monde des adultes un véritable regard, un regard parfois bien décapant ? Romain Gary l'a fait avec la vie devant soi de manière exceptionnelle : mais tout le monde n'est pas Romain Gary… et Fred Paronuzzi ne l'est certainement pas non plus. Il propose très humblement de croquer la vie, les bonheurs et les malheurs de l'enfant Frédéric Falcozzi, petit-fils d'un immigré italien, immigré à cause de « l'inventeur du fascisme qui a un nom de dessert à la vanille et un prénom de petit gâteau au chocolat ». Et voilà ! Le ton est donné ! C'est l'enfance que l'on va écouter… l'enfance avec sa langue fraîche et directe, - et pas si naïve que ça ! - sa poésie surprenante, truculente, car oui elle a des choses à dire, l'enfance, des choses à dire sur la vie, le monde, l'amour, la mort… et les adultes !

Ainsi, Frédéric Falcozzi, notre narrateur de 10 ans3/4 grandit à Ugine, petite ville de Savoie, dans une famille sans histoires… Mais déjà bien des tourments l'assaillent à l'heure où on apprend à devenir un homme ! Ses testicules ne sont pas descendus… il doit subir une opération chirurgicale destinée à remédier à ce petit problème masculin. Cependant, ce n'est pas vraiment ce qui traumatise Frédéric qui nous raconte cette première « expérience sexuelle » avec beaucoup d'humour !  

« Tous les internés du C.H.U se sont esclaffés au visage afin de souligner que ah ben ça, pour sûr, on peut le confirmer : quel numéro, le p'tit Falcozzi et sa maladie des roustons ! Ah ah ah ! On s'en paie une sacrée bonne tranche, grâce à lui !

-Bon, qu'il a poursuivi, mon docteur, c'est pas tout ça mais on a du patient à soigner.

Il a contemplé son œuvre encore une fois, pour bien s'en souvenir plus tard, à la retraite, quand il fera la causette aux pigeons autour du kiosque à musique.

-Je te dis que c'est comme neuf, mon poulet a-t-il ajouté, tu pourras faire l'amour et avoir des tas d'enfants. Tout va bien, ne t'inquiète pas...

-Est-ce que je pourrai grimper sur le mont Blanc? que j'ai demandé.

- Oui, bien sûr, et même plus haut si tu veux sur le Kilimandjaro, tiens, par exemple.

- Et est-ce que je pourrai faire du cirque ?

- Ah mais oui ! Pourquoi pas ? Il en a des questions, lui ! Mais oui ! Du cirque ! Du pédalo ! Ce que tu veux, tu pourras faire !

J'étais bien content qu'il me dise ça, car j'avais peur que cet accident de testicules ne handicape mon histoire amoureuse avec la demoiselle du cirque - et même avec les montagnes... »

 

Eh oui ! Notre Frédéric vit ses premiers émois amoureux… Il est tombé en admiration devant Juliette, l'acrobate du petit cirque Gengis Khan qui se produit dans la ville… Premiers sentiments et premier chagrin d'amour… Un vrai chagrin d'amour raconté avec des mots d'homme déjà… Mais Frédéric tourne vite la page ! A cet âge, on a tant de choses à apprendre ! Il y a l'école, et alors là, c'est carrément hilarant… Regard d'enfant sur un très honorable professeur de musique ! Regard impitoyable, en fait ! Fichtre ! Je ne m'aventurerai jamais à laisser mes élèves – qui ne sont quand même plus des enfants, donc ça risque d'être moins drôle ! - pondre sur papier leurs impressions concernant ma pauvre petite personne… Même si j'ai quelques idées sur la question…

 

« L'école, ça vous apprend aussi des choses passionnantes, mais pas forcément...

Des fois, ça vous empêche même d'exprimer l'artistique qui est en vous.

La musique, par exemple, c'est monsieur Castaignette qui nous l'enseigne, le mardi matin. Et moi, la musique, c'est ce que je préfère avec les livres, les culottes des filles et les montagnes. Mais pas avec monsieur Castaignette.

Lorsqu'il franchit la porte, chacun se dresse au garde-à-vous avec son « bonjour monsieur Castai­gnette ! », et lui répond « asseyez-vous donc ! » en nous jetant des regards obliques - comme s'il devinait bien nos projets de lui dérober quelque chose de précieux.

Faut ouvrir le cahier de chants à la page qu'il choisit et on démarre :

 

Colchiques dans les prés Fleurissent fleurissent

Colchiques dans les prés C'est la fin de l'été.

 

On doit former un canon mais ça ne fonctionne jamais comme il veut, alors notre professeur de musique se désespère et nous demande un peu si l'on se rend compte de la direction qu'elle prend, sa France, avec des morveux même pas capables d'entonner les classiques de la tradition - sans parler de ces rythmes de sauvageons partout dans la radio, qu'on se sent plus chez nous. Et on passe au pipeau tellement ça le dégoûte, cette situation...

Il fume autant qu'une caserne de pompiers, monsieur Castaignette, et on pourrait même croire qu'une cigarette neuve lui a poussé à la commissure des lèvres pendant qu'il écrasait son dernier mégot. C'est bien simple, il ne s'arrête jamais de produire de la fumée, même dans le tuyau de son instrument qui ressemble à une bouche d'égout en hiver, dans les films de gangsters à Chicago.

Après sa démonstration de flûte à bec avec ronds de fumée, c'est au tour de l'un d'entre nous et chacun observe attentivement la braguette de son pantalon pour ne pas être victime du choix musical - et se faire engueuler comme une pourriture de poisson...

Confronté à ce manque d'enthousiasme, il désigne un malheureux :

-   Toi là, tu me joues A la claire fontaine !

Je ne suis pas près d'oublier le jour où il a annoncé que « Toi là, Falcozzi ! Tu me joues Étoile des neiges - et que ça saute ! »

Non mais dis donc ! Pour qui il se prend, ce sale type avec sa sale clope qui va nous déclencher une épidémie de cancers du poumon avant même qu'on ait du poil au zizi ? ! »

 

Et puis, 10 ans ¾, c'est aussi l'âge où l'on s'interroge sur les mystères de la sexualité adulte… Frédéric, lors d'un voyage scolaire en Allemagne ouvre par mégarde la valise de Mademoiselle Pétaz, son institutrice. Là encore, on rit… on se souvient de nos curiosités d'enfant à ce sujet…

 

 

« Dans ma valise, il y avait des petites culottes avec un nœud rose en dentelle et des soutien-gorge qui n'étaient pas à moi, je vous jure. Je ne comprenais plus grand-chose à ma situation, quand j'ai mis la main sur un cadre en forme de cœur dans lequel se trouvait la photo de mademoiselle Pétaz - vêtue d'un maillot de bain jaune - qui gobait la bouche de monsieur Kreps.

Monsieur Kreps avait tellement gonflé du slip qu'un morceau tout rouge de son zizi en sortait (et on apercevait aussi un cocotier, dans l'arrière-plan).

Je ne savais pas quoi faire des vêtements intimes de mon institutrice, alors j'en ai descendu une partie à la famille - qui saurait peut-être. Maman Früstück s'activait devant le four de la cuisinière et elle a cru que je lui offrais un cadeau du bon goût français.

- Ach, danke Vrédérig, danke zehr schön, qu'elle a déclaré en se collant un petit soutien-gorge sur ses nichons (mais c'était pas sa taille et elle semblait un peu déçue).

Heureusement, j'avais pris le portrait des amoureux exotiques avec moi, alors j'ai pu montrer tour à tour ses culottes et ma maîtresse d'école. La surprise a fait s'exclamer maman Früstück qui a appelé son mari («Otto! Otto! Komm hier, schnell!») assis devant le football à la télévision Was passiert, Gertrud?»).

Vous ne pouvez pas imaginer à quel point ils se sont bidonnés, les Früstück, en se refilant la photographie puis en touchant du doigt le bout durci de monsieur Kreps - tandis qu'Angelica faisait la grimace du oh là là beurk, ce sont des dégueus nos enseignants (et j'étais bien d'accord avec elle). »

 

Cependant, l'enfance n'est pas rose pour tous… et c'est avec un humour désespéré mais aussi cruel que Frédéric évoque le cas d'un camarade de classe un peu bizarre… qui n'a pas la chance de vivre dans une famille équilibrée…

 

 

« Quand Jojo a sorti sa quéquette en classe, on pouvait se douter que c'aurait des conséquences qu'on s'en serait bien passé.

Les papillons blancs de la piéride du chou se cognaient aux vitres du petit aquarium tandis que monsieur Bufflier, tourné vers le tableau, dessinait de la géométrie dans l'espace - et voilà qu'il pendouillait dans notre espace à nous, le macaroni à Jojo, et il tirait dessus, des bulles de bave au coin de ses lèvres.

Moi, si on m'avait demandé mon avis, j'aurais dit que c'était pas sa faute, à notre copain, que des parents comme il avait, ça facilitait pas les débuts dans la vie. J'aurais dit qu'il n'était pas méchant, au fond, mais juste pas tout à fait pareil et qu'on l'aimait comme il était, pas tout à fait pareil.

Monsieur Bufflier, d'ailleurs, il n'a pas déclenché les hostilités d'usage. Il s'est agenouillé à côté du pupitre de Jojo, une main sur son épaule. Et il a dit :

- Georgio, mon garçon, reboutonne-toi s'il te plaît, sois gentil...

 

Puis il a poursuivi la leçon, avec Jojo de retour parmi nous qu'essayait de comprendre quelque chose à la géométrie dans l'espace...

Sûr que monsieur Bufflier ne se doutait pas une seconde de la tournure qu'allaient prendre les événements, parce que bien entendu, il ne connaissait ni les Bacci ni le docteur de l'enfance perturbée - et ça l'a rendu drôlement tristounet, notre instituteur, quand on n'a plus eu de Jojo dans la classe...

Les Bacci, faut avouer, ils ne ressemblaient à rien de recensé, avec madame qu'en finissait jamais de mourir à chaque contrariété - et qui en faisait des manières, pour mourir, vous pouvez pas imaginer - et son mari qui crachait à la gueule de leur fils puis le frappait avec sa boucle de ceinturon ou sa béquille, lorsqu'il ne contrôlait plus son emportement.

Alors après ça, pourquoi qu'il ne se serait pas autorisé des fantaisies, Jojo, comme cette fois où il avait mis sa zigounette dans l'aspirateur de madame Bibolet, notre factotum ? Comment qu'il aurait pu se faire cogner par son papa et tout comprendre de la règle de trois ou de l'accord du participe passé, alors qu'un papa, en principe, ça devrait tenir la main de son fiston quand il a de vilains cauchemars la nuit ?

Et comment qu'on peut entendre sa maman dire qu'elle a honte qu'on est son fils et ne pas avoir envie de chier dans son froc ou de manger ses crottes de nez? Je vous le demande un peu, hein? Moi, je saurais pas y répondre... »

 

Bref, inutile de dire qu'on rit beaucoup dans 10 ans ¾,.. même si parfois le rire est un peu jaune… Paronuzzi réussit avec brio à travers son écriture au parler enfantin à faire resurgir dans nos mémoires notre propre enfance, avec beaucoup de ses turpitudes, de ses interrogations… Il traduit avec une évidence déconcertante le rapport pas toujours facile de l'enfant avec le monde adulte… Mais la qualité première de ce rire qui découle naturellement de cette lecture, c'est qu'il est plein d'une tendresse que seul ce type d'écriture qui va chercher la tripe de l'enfance peut faire surgir chez le lecteur adulte.

Cependant, il y a aussi des moments tragiques… des moments où l'on est à la frange de l'enfance, où l'on est déjà entre deux âges… Et c'est peut-être la mort d'un parent proche qui permet aussi de grandir… La Mémé de Frédéric décède… l'enfant, d'abord, ne comprend pas bien… C'est une découverte pour lui, un cadavre : attention, humour morbide de l'enfant qui ne comprend pas encore…  

 

« Le dentier de Mémé faisait des bulles dans un verre d'eau et elle croisait les mains sur son ventre, la tête encerclée d'un foulard qui maintenait sa bouche fermée en lui donnant un menton de bande dessinée. Gérard a constaté qu'elle ressemblait à Ma Dalton et sa remarque a suscité une avalanche de rigolade - avec un ricanement de la nervosité qui grossissait dans la pente - jusqu'au moment où il a fallu s'asseoir sur le lit tellement qu'on se bidonnait. Mémé sautillait sur son matelas - comme pour accompagner une dernière joie familiale - quand un silence terrible s'est abattu sans raison dans la chambre. La maman a demandé alors à ses garçons de patienter à l'extérieur pendant qu'on habillait et qu'on mettait du rose aux joues de Mémé, afin qu'elle soit gracieuse dans la mort... »

 

Mais l'enfant comprend enfin… et alors… L'émotion gagne le lecteur.

 

 « Alors Nane a expliqué à quel point elle était formidable, notre Mémé, avant Alzheimer, et comment qu'on riait quand Notchien - à l'arrière de l'automobile - sortait sa truffe par la fenêtre entrouverte puis éternuait sur la nuque de Mémé, assise à l'avant.

Et purée, comme elle rouspétait après lui !

Elle a essayé de décrire tout ce qu'on gardait en nous de notre grand-mère et même les très petites choses, comme ses mains froides et douces autour de nos mains, ses yeux si gentils et les longs moments qu'elle aimait passer avec ses mains froides et douces autour de nos mains...

Mais c'est impossible à partager, des souvenirs pareils. Pour le curé, sûr que ça semblait pas bien palpitant. Alors Nane s'est mise à pleurer. Parce qu'elle n'y arrivait pas. Fallait juste être là, avec Mémé. Fallait juste le vivre... »

 

10 ans ¾ est un de ces très beaux romans bien trop courts… On aimerait qu'il y en ait plus de ces livres sur l'enfance à la résonance authentique !

Si j'ai laissé la part belle au texte, c'est qu'il me semble en effet que l'écriture soit l'atout majeur de ce livre qui sans elle, n'aurait pas grand intérêt… Bravo donc à Paronuzzi pour ce formidable voyage dans le temps de notre enfance. Bravo à lui pour avoir su, le temps d'un roman, nous rendre un regard que nous avons perdu sur le monde, de nous avoir rappelé à quel point nous étions poètes à 10 ans mais cette poésie nous est devenue en partie étrangère, à l'âge adulte. Paronuzzi a l'art de la poésie de l'enfance sans chichis : une poésie subtile, pleine de fraicheur et de finesse qui sait croiser avec brio humour, tendresse et désespoir ; en bref, il a su couler d'un même tenant tous les tons et tous mots de l'enfance… On en redemande !



14/11/2009
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